Lettre de la Sierra Morena

Article écrit par

Histoire(s) de cinéma.

La triste réalité nous est rappelée par un présentateur de l’INA, en introduction de Lettre de la
Sierra Morena : Jacques Rozier, de 1962 à 1983, n’aura tourné que trois longs métrages. Une
carrière aujourd’hui interrompue depuis 2007, faute de producteurs, et qui paraît plus que jamais
à l’image de ses personnages ; traversée de faux-bonds, de détours, de joyeux sabotages et de
rêves avortés.

Dans cette même Lettre — une commande passée par Antenne 2 pour Cinéma Cinémas — Rozier abandonne les rues de Paris et les bords de mer pour se cloîtrer entre les quatre murs d’un
plateau de tournage, dans un huis-clos minimaliste. L’idée est simple : deux personnages cinéastes
s’affrontent dans une joute verbale. Le premier se nomme Sancho Panza (Maurice Risch), et se présente comme un fervent défenseur du système de production traditionnel. Son interlocuteur, Don Quichotte (Fabrice Lucchini), est un créateur lunaire qui rêve de tourner sans avoir à écrire de scénarios au préalable. Profondément en désaccord, les deux se disputent sur la nécessité ou non des commissions d’avance sur recettes, de la réécriture, etc. Cette amusante « dissertation » sur l’économie du cinéma (sans synthèse !) rappelle qu’on a beaucoup glosé sur la conception économique du cinéma chez Rohmer — un film doit avoir des moyens strictement proportionnels à ses besoins — et très peu sur celle de Rozier, dont la direction artistique de ses quelques courts-métrages oubliés pourrait bien être la suivante : un film peut puiser directement en ses moyens matériaux sa forme.

Lettre de la Sierra Morenna emprunte certes la sienne au théâtre, autant par la présence de Luchini que par la contrainte du lieu unique, mais elle semble surtout par son épure — à peu de choses près une pièce, un jardin et un champ/contrechamp — revenir à une primitivité du cinéma et de ses outils. Non pas comme retour à l’esthétique des premiers temps, mais comme retour à ce qui composerait la chair même d’un film en pleine création. Tous les fétiches du 7ème art se présentent rapidement à l’écran : perches et caméras, scénarios et loges, mais considérés ici comme simples accessoires. C’est la façon dont cette Lettre aux ressorts théâtraux, très verbocentrée, raconte la possibilité de faire film plutôt qu’elle ne la concrétise, principalement à travers la parole et le débat qui s’y mène. On parle de cinéma, on montre le cinéma et ses topoï, et pourtant l’un des deux réalisateurs ne parvient pas à mener ses projets à bien. Qu’est-ce à dire ?

 

 

Le film n’est pas seulement le projet d’une mise en abyme, qui relèverait de l’hommage ou d’un
rapport fétichiste de Rozier à son art, plutôt du côté du Truffaut de La nuit américaine. Il semble au contraire entretenir une relation lointaine avec les icônes du cinéma comme convocation d’un film virtuel, du moins en construction. Déjà dans Le Parti des choses, le cinéaste s’intéressait au plateau de tournage du Mépris non comme document d’intérêt historique, mais comme façon de révéler un long métrage en train de se faire, par les images de son processus de création. « Un décor a été trouvé, une caméra Mitchell a été posée, quatre starlettes ont été maquillées », y contait la voix-off, comme la démonstration d’une méthode.

Ce n’est pas une coïncidence si le cinéaste fait ses premières armes chez Jean-Luc Godard, qui lui témoignait encore récemment toute son affection dans les Cahiers du cinéma, en affirmant que « Jacques est la Nouvelle Vague à lui seul » 1. Cet hommage n’est pas bien étonnant, tant un lien
souterrain semble relier les films de Rozier à la pensée godardienne, en particulier à ses Histoire(s)
du cinéma. Mais là où l’un prélève, trafique, scinde et superpose, l’autre semble détourner la
source en la recapturant, tout en s’imposant un même pari : peut-on (re)construire l’Histoire du
cinéma (ou l’histoire de cinéma) en direct ? Sous les yeux du spectateur ?

L’un des ressorts comiques de Lettre de la Sierra Morenna illustre bien cette pratique, et consiste
en une succession d’exercices imposés par Panza à Don Quichotte, basés sur le classique argument du « Prouve que tu peux faire mieux que tes prédécesseurs ! ». Il sera donc question, au milieu du film, de re-tourner un plan du mythique Hôtel du Nord, supposé être l’argument ultime du film « bien écrit donc bien tourné ». Mais il ne faudra pas plus d’une pièce, un lit et deux acteurs pour que l’avatar Rozier/Lucchini recompose le plan de Carné, dont le résultat nous apparaitra instantanément à l’écran, contrefait et pourtant fidèle à la séquence d’origine. Or, ce bref passage ne se présente pas seulement comme un clin d’oeil parodique. Il semble s’intégrer dans une certaine logique de citation cinématographique, qui ne travaille pas le plan en tant qu’objet esthétique achevé, mais remonte jusqu’à sa génétique : ce fragment d’Hôtel du Nord n’était-il finalement que deux corps, un lit et une chambre ? Comme si ces considérations matérielles devenaient, dans la reprise proposée par Rozier, le réceptacle de toute l’Histoire du cinéma et de ses conditions d’existence. L’acte de tourner devenant comme le moteur des films passés et futurs.

 

 

Rozier et Godard ont ceci en commun qu’ils ont travaillé à montrer les ruines à partir desquelles
s’élèvent l’Art et les Hommes — notamment dans le segment « La Monnaie de l’Absolu » ; les
films de Rossellini comme émergence d’une forme qui pense et permet à un pays entier de
retrouver sa dignité parmi les décombres (2.) Le cinéma de Rozier, sous ses airs comiques, cache
mieux cette quête de résistance, mais n’en demeure pas moins un même rêve de cinéma, qui prend ici la forme d’une fiction fauchée, éclatée, réduite à sa technicité comme décor et comme fondement du projet. La métaphore du Don Quichotte-cinéaste n’en est que plus pertinente, tant elle raconte comment la fiction se génère au simple contact d’un monde que biaise le regard du rêveur. Si Adieu Philippine, Les naufragés de l’île de la Tortue ou Du côté d’Oroüet ont cette esthétique si brinquebalante, cet air de fausses vacances, c’est aussi parce que la forme agit comme révélateur d’une tension enfouie, aux aspects tragiques : la guerre d’Algérie, le rêve impossible d’échappée belle, ou les turpitudes de la génération post-68.

Dans ce court métrage au ton plus léger, c’est l’acte de création même qui est questionné dans
son impossibilité. Luchini/Don Quichotte n’a rien, à part « quelques bouts de ficelle qu’il met dans
son cinéma ». Il fera donc des films avec ce qu’il a sous la main : de la voix et une caméra, pour
commencer. Cet état d’esprit, commun à Rozier comme à ses avatars, pourrait se résumer par
une paradoxale injonction : quitte à ne pouvoir faire film, autant le filmer en train de ne pas se
faire. Aussi l’Histoire du cinéma selon Rozier inclue t-elle également celle des oeuvres qui
n’existent pas, interrompues quelque part dans le temps et dans les esprits. D’où le monologue
final de Marcel Petitgas, protagoniste de Maine Océan à une heure où le film n’était pas encore 3,
et qui y réclame son droit à exister pour de bon : « Maine Océan, je dois être dedans ! Et après on
me dit qu’on va pas le tourner… Y a de quoi s’énerver ! ».

Ce fragment de la guérilla télévisuelle de Rozier, menée en quelques courts et pilotes sans
aboutissements (souvent des commandes de chaînes spécialisées comme Arte), laisse entrevoir
le refuge que fut un temps le petit écran pour le réalisateur. Sorte d’espoir d’un cinéma composé
dans l’atmosphère tamisée des plateaux, décor où tout serait à construire, et où la caméra
imprimerait en direct le mouvement des corps et des idées dans ses moindres défaillances,
comme on trouerait du papier du musique…

 

1 « Ardent espoir – Entretien avec JLG », Cahiers du cinéma n°759, octobre 2019, p.18.

2 Jean-Luc GODARD, Histoire(s) du cinéma 3A : La monnaie de l’absolu, 1998.

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Durée : 20 mn


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