Sachant par ailleurs que son auteur n’est autre que Manoel de Oliveira, 102 ans, aîné de tout cinéaste aujourd’hui en activité, auteur de films parmi les plus précis et ouverts, les plus communément ludiques et profonds d’au moins ces trente dernières années (Francisca, Val Abraham, Le Jour du désespoir, Le Miroir magique pour ne citer qu’eux), comment, de toute manière, ne pas nous faire confiance ? D’autant qu’à vouloir dire plus, le risque serait précisément de ne pouvoir relever davantage dans ce dernier film (présenté par le cinéaste lui-même, lors du dernier Festival de Cannes, comme le probable point final de son œuvre) que la marque désormais admise de sa maîtrise coutumière.
L’Étrange affaire Angélica n’est donc pas un film se démarquant ouvertement des précédents. A ceci près que s’y fait jour une propension inattendue à représenter « concrètement » l’impossible, faire apparaître le rêve dans l’image, constituer certains plans à partir du voisinage du rationnel et de la vue de l’esprit, de l’objectif (le monde auquel appartiennent son héros Isaac, sa logeuse, chaque membre de la société) et du subjectif (le visage souriant d’une morte, Angelica, dont la famille convia Isaac à réaliser le portrait post-mortem).
Ce film se démarque donc surtout par son caractère plus explicite que d’ordinaire, l’intention du vieux maître étant assurément cette fois de ne s’encombrer d’aucune réserve, en matière de représentation de la passion, du désir, de l’obsession. Happé par la beauté d’Angelica, le jeune photographe ne trouvera aucun écho dans le monde des vivants susceptible de le rattacher encore aux affaires du monde (saisissante scène de conversation bourgeoise soulignant sa totale déconnexion d’avec les « grands » sujets du moment, sinon de toujours). L’Étrange Affaire Angélica est en ce sens le film d’une perte littérale de vie, mais pas exactement celle annoncée par le titre.
De cette coexistence de deux degrés de réalité – la vie, les préoccupations des vivants dont fait pour quelques temps encore partie Isaac, qui serait ainsi un lointain cousin d’Oncle Boonmee, et le « monde merveilleux d’Angelica », autre nom de la mort –, le film tire un aspect peut-être moins subtil que les précédents, plus transparent dans son cheminement global, quelque chose, en effet, soumettant son dispositif au risque d’une modération de l’adhésion. Modération à laquelle s’expose au vrai toute incursion franche dans le domaine du fantastique ou du surnaturel.
Un film aussi linéaire que Singularités d’une jeune fille blonde (2009), reposant certes sur un procédé tout aussi « artificiel » – à savoir l’introduction puis l’épanouissement d’une histoire par l’entremise de la voix off de son principal protagoniste – séduisait par la discrétion de son procédé, la coexistence fluide du passé et du présent, Oliveira y privilégiant l’enchaînement cut des plans et séquences, d’aujourd’hui et d’hier, travaillant ainsi à faire tenir de bout en bout à un film d’à peine une heure une même note romanesque, lui garantir un équilibre narratif sans encombre. Linéarité à laquelle n’échappe certes pas L’Étrange Affaire Angélica, le film accompagnant son personnage jusqu’au bout de sa trajectoire terminale, mais soumise plus d’une fois au risque du point de rupture, de l’essoufflement littéral (du personnage, de la scène elle-même).
Plus impur, donc, ce dernier opus est le produit d’une folie nouvelle n’ayant au fond jamais quitté ce cinéma, mais apparaissant cette fois de manière plus nue, plus frontale que dans les grands films de ces dernières années. Souvenons-nous par exemple que le héros de Je rentre à la maison (2001), si le film était pareillement le lieu d’un accompagnement de sa fin de parcours (en tant qu’homme, en tant qu’acteur), avançait jusqu’au bout dans un cadre très fixe, faisant face au contemporain, à la jeunesse, au milieu du cinéma sans que ne lui apparaisse d’autre horizon notable.