Les Eternels

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Cette oeuvre fleuve saisit pour longtemps par la splendeur de sa mise en scène et l’un des plus beaux personnages féminins de ces dernières années.

C’est l’écoulement d’une portion de vie, comme celui d’un cours d’eau, ou des « rivières et lacs » qui donnent leur signification au titre chinois du film, que saisit de manière splendide le cinéaste Jia Zhang Ke dans son dernier long métrage, Les Eternels, en compétition officielle au festival de Cannes de 2018. Un destin de femme, celui de Qiao, interprétée magnifiquement par Zhao Tao, se déplie dans cette œuvre fleuve, en trois parties qui ponctuent autant d’allers-retours ; il est sans doute l’un des plus beaux personnages féminins de ces dernières années (on pense aussi au rôle de Sônia Braga dans Aquarius (2016) du brésilien Kleber Mendonça Filho). Le film suit sa trajectoire, et en filigrane celle de l’homme qu’elle a aimé, Bin (Lia Fan), comme il capte en toile de fond les évolutions sociétales de leur pays, sur une période de vingt années, de 2001 à 2018.

Le long métrage s’ouvre à l’aube du millénaire, sur des plans d’ouvriers dans un bus. Le grain des ces images filmées en Digital Vidéo est vieilli, il signe comme le départ d’un long voyage, qui débute dans les terres froides de la province de Shanxi, territoire de mines de charbon situé au nord ouest de la Chine. De ces images documentaires, le cinéaste glisse vers les les premiers plans de son héroïne, Qiao, au visage de Zhao Tao, connu de ses précédents films, dont la beauté et le port altier se découpent dans un décor sensoriel, aux intérieurs colorés, de jaune, de rouge, de vert, où gravite le monde interlope des gens du « jiang hu« , communauté hors de la société composée de marginaux et de hors-la-loi, aux valeurs bien établies et inspirées des films de gangsters hongkongais des années 1980 (les œuvres de Johnnie To en tête, jusqu’à reprendre une chanson de Sally Teh entendue dans son film The Killer (1989)). Son amour, Bin, règne sur la pègre locale. Leur couple est beau, d’emblée représenté comme accordé et solide. La caméra se fait sensuelle, synesthésique, notamment lors des plans rapprochés de la bague bleue en poussière de diamant que porte Qiao. Jusqu’à ce qu’un règlement de comptes rompe le chemin en commun du couple. Dans une séquence plastique magistrale, qui mobilise tous les sens, un panoramique accompagne Qiao qui tire plusieurs coups de feu pour sauver Bin. Ce geste d’amour la conduira en prison d’où elle sortira cinq années plus tard, sans son compagnon pour l’accueillir.

La seconde partie de l’œuvre suit Qiao parcourant une nouvelle trajectoire, nourrie du deuil de ce revers sentimental douloureux. Les couleurs chatoyantes de l’image numérique de la première partie laissent place à une pellicule dont le grain enveloppe Qiao dans la texture humide et chaude de la région des Trois Gorges, le long du fleuve Yangsté. Le visage pâli et fatigué, le chemin de l’héroïne semble s’écouler de manière rectiligne, comme les surfaces des eaux calmes qu’elle contemple. Derrière la moiteur régionale, on ressent pourtant toute la lourdeur émotionnelle qui pèse sur cette femme. Comme une comète, elle suit sa route pour retrouver Bin, dont elle attend des explications, pour venir se heurter sur l’opportunisme de son ancien amant, devenu un homme d’affaires plus influent, mais dont la ligne de rectitude propre au jiang hu s’est brisée.

 

 

Loyauté et rectitude

Car l’histoire intime de Qiao s’adosse aux règles de « loyauté et rectitude » promises autour d’un même cocktail par les membres du jiang hu, dont Bin. Les vingt années qui suivent Qiao, jusqu’à son attitude lorsque Bin reviendra sonner à sa porte, forment la ligne claire, éclatante, de cette loi interne à laquelle elle s’est ordonnée, dans tous ses mouvements géographiques. Jia Zhang Ke évite le tranchant moins subtil du personnage « moral » au profit de la complexité d’une femme et de l’épure des directions qu’elle choisit, coulant calmement sa droiture malgré une succession de saisons au temps mitigé. L’incarnation de Zhao Tao cache jusqu’au bout ces multiples ressorts secrets qui forment l’intériorité d’un être, déterminant la ligne de ses gestes et de sa destinée, pour laisser une trace inspirante et immuable au milieu des bouleversements économiques et technologiques de son pays, comme une image éternellement sensible, jusque dans son inscription bouleversante sur le grain d’une caméra de vidéo surveillance grésillante.

Titre original : Ash is purest white

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Durée : 127 mn


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