Les amants sacrifiés

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Tragique Histoire

Un genre maîtrisé

Kobe, 1941, d’un pas mécanique un petit groupe de policiers japonais emporte un homme occidental accusé d’être un espion, au grand dam de son client, Monsieur Yusaku Fukuhara. On connaît la réputation de Kiyoshi Kurosawa, celle d’un grand cinéaste de style horrifique qui s’est plus récemment attaqué à des genres diversifiés. Cette fois-ci, c’est au film d’espionnage de passer entre ses mains : nous sommes en 1940, Yusaku Fukuhara, responsable d’entreprise et cinéaste amateur, laisse sa femme, Satoko Fukuhara, au Japon, pour terminer un film en Mandchourie occupée. Lorsqu’il revient, Satoko comprend qu’il a changé et qu’il lui cache des choses. Il en va ainsi, car au cours de son voyage Yusaku a été témoin des atrocités commises par l’armée ; atrocités qu’il est maintenant déterminé à révéler aux yeux du monde, prenant ainsi le risque d’être arrêté et condamné pour trahison. Le premier constat qui s’impose devant Les amants sacrifiés, est qu’il est rigoureusement écrit et maîtrisé ; sachant tenir son spectateur en haleine par l’usage du suspense, de quelques beaux twists et autres retournements de situations. Pour narrer son histoire, Kiyoshi Kurosawa choisit de resserrer son intrigue sur le couple Fukuhara et, plus particulièrement, de coller au point de vue de la femme de Yusaku. Il procède ainsi, car elle n’est jamais le témoin direct des événements déclencheurs de la décision de son mari. Ce qui permet de mettre en place un jeu de non-dits entre elle et lui, créant de la méfiance au sein de leur couple et faisant croître un efficace sentiment de paranoïa. Le tout étant magnifié par le jeu des deux interprètes Yū Aoi et Issei Takahashi, eux qui matérialisent délicatement et avec subtilité les sentiments de confiance, de trahison et de suspicion qu’ils éprouvent l’un envers l’autre.

        

Simples effets de styles

À mesure que la paranoïa augmente et que la vérité se fait jour quant à la vraie nature du régime nippon, l’environnement dans lequel se déplacent les personnages n’en devient que plus asphyxiant et la sensation d’une isolation sur l’île est totale. L’immersion du public dans leur milieu est servie par une économie d’effets de styles : les cadres de Kiyoshi Kurosawa servant d’abord à la mise en scène efficace de son intrigue et du parcours de ses personnages ; personnages tombant petit à petit dans un jeu du chat et de la souris avec les autorités japonaises. Toutefois, Kurosawa sait donner de l’ampleur à sa scénographie et n’hésite pas, pour certaines séquences, à faire prendre à son esthétique un aspect plus stylistique ou symbolique (la présence du jeu d’échecs dans son décor ne pourra qu’évoquer la notion de « grand jeu ».) On pensera notamment à une crispante séquence d’interrogatoire (avec une pince) ; ou à deux ou trois séquences de voyages en tramway, dont les vitres nimbées d’une aveuglante lumière extérieure (si utile pour se passer d’une reproduction de toute la ville) centrée sur le couple, représente une envolée étonnamment poétique ; donnant au spectateur une bouffée d’oxygène durant sa plongée dans l’aquarium étouffant qu’est le Kobe des années 40 (rappelant par certains aspects, l’ambiance de L’empire des sens de Nagisa Ōshima). La répartition de multiples petits détails au sein du décor parfait la sensation d’authenticité de l’époque reproduite, de même que quelques évocations par le couple, d’événements d’époque, comme la sortie du dernier film de Kenji Mizoguchi.

        

Tabou et autoréflexivité

Outre cette maîtrise scénaristique et stylistique, Kiyoshi Kurosawa utilise Les amants sacrifiés pour traiter deux sujets particulièrement difficiles, voire tabou, pour la société japonaise : celui de l’occupation de la Mandchourie par les troupes impériales et, surtout, celui des tests bactériologiques exercés par l’occupant sur les populations mandchoues. Questions essentiellement évoquées ou placées dans le hors-champ, du fait que le point de vue demeure celui de Satoko et, ce faisant, jamais mises en scènes trop frontalement ; permettant au film de gagner une grande subtilité. De sorte que, plus qu’un film de genre, c’est une tragédie que met en scène Kiyoshi Kurosawa, celle d’un couple mit devant le fait accompli des atrocités commises par leur pays ; situation d’où découle un choix cornélien : trahir leur patrie au nom d’idéaux ou lui demeurer fidèle et, ce faisant, devenir complice. Choix menant à une des questions taraudant les deux personnages et traduisant une inversion des valeurs morales : quand la folie est partout, n’est-ce pas le saint d’esprit qui devient le vrai fou ? Question demeurant sans réelle réponse et reflétant la futilité de l’action individuelle de ce couple face à l’emballement d’une Histoire inarrêtable. Par ailleurs, l’aspect tragique des amants sacrifiés est accentué par son caractère ironiquement autoréflexif : le film que tourne Yusaku Fukuhara appartenant justement au genre de l’espionnage, il n’aura de cesse de faire écho à son destin, ainsi qu’à celui de sa femme.

       

Actualité

On est surpris par la facilité déconcertante avec laquelle Kiyoshi Kurosawa brasse autant de sujets et de thèmes (on aurait aussi pu discuter de celui de l’occidentalisation de la société ou de la place de la femme en son sein) brassage donnant au film un caractère très actuel. Les amants sacrifiés est dans la continuité des précédents films du réalisateur, où de banales histoires de fantômes parvenaient à se transformer en récit apocalyptique global ; menant à la fin du monde. En l’occurrence, il s’agirait ici de la fin de l’empire du Japon… La musique d’ambiance complète le tableau, toujours discrète et jamais mélodramatique ; le rythme du film n’est pas rigide et évolue de manière fluide à mesure que le récit fluctue et que surgissent les retournements de situations. Témoignant d’une maîtrise parfaite de son art, Les amants sacrifiés sera apprécié des fans du cinéaste, tout comme des adeptes d’un cinéma de genre raffiné, subtil et puissant.

Titre original : スパイの妻, Supai no tsuma

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Durée : 116 mn


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