Un changement de ton
Le Septième Voile est une production des Studio Gainsborough qui furent, de leur création en 1924 à leur fermeture en 1951, une des figures emblématiques du paysage cinématographique anglais. Durant les années 40, Gainsborough s’était fait une spécialité du mélodrame en costume flamboyant et audacieux. Peuplés d’héroïnes immorales, de sous-entendus sexuels et riches en rebondissements, ces films étaient très populaires auprès du public anglais. Ils contribuèrent à lancer notamment les carrières de James Mason, Stewart Granger ou encore Margaret Lockwood, cette dernière abonnée aux rôles de femme vénéneuse et impitoyable dans des films comme The Wicked Lady ou The Man in Grey. Synonyme de frivolité et de divertissement outré, les studios Gainsborough entament pourtant une mue vers des tonalités plus sombres et torturées avec Le Septième Voile. Ce type de phénomène a déjà cours aux Etats-Unis, où les mondes de rêves des productions MGM peuplées de comédies musicales et de mélodrames flamboyants en technicolor trouvaient une alternative avec l’émergence du film noir. Réalistes par leur cadre urbain mais se dotant de motifs oniriques et psychanalytiques dans leur narration et mise en image (photo noir et blanc sophistiquées, usage du flashback, importance de la symbolique…), les films noirs amorcent un virage vers des thèmes et situations plus troubles. En Angleterre et à leur échelle, les Studios Gainsborough suivent ce mouvement avec des films désormais situés dans des cadres contemporains et des intrigues plus alambiquées. Le Septième Voile par ses audaces et son succès sera le manifeste parfait de cette nouvelle voie.
Le voile du souvenir
La séquence d’ouverture happe d’emblée dans un tourbillon d’émotions exacerbées lorsqu’une jeune patiente s’évade de sa chambre d’hôpital pour se suicider en se jetant d’un pont. Sauvée de justesse, elle est prise en main par le Docteur Larsen (Herbert Lom) qui va chercher à savoir ce qui l’a conduite à ce geste. Ce dernier a une théorie originale pour guérir les âmes tourmentées. A l’image de Salomé lors de sa célèbre danse, l’esprit humain dispose de sept voiles dont il se délestera selon l’interlocuteur. A des amis proches, trois ou quatre voiles peuvent être écartés, à un être aimé cela peut aller jusqu’au sixième voile mais il restera toujours le jardin secret et intime qu’est le septième voile. C’est pourtant bien ce septième voile que devra lever le Docteur Larsen s’il souhaite connaître la nature du mal de Francesca (Ann Todd).
Sorti la même année que La Maison du Docteur Edwardes de Hitchcock, le film amorce cette tendance psychanalytique dans le cinéma grand public. Certains aspects pourront sembler lourds et démonstratifs au spectateur contemporain (toutes les longues tirades de Lom entre chaque grand tournant du récit où il explique les réactions d’Ann Todd), mais le réel brio de Compton Bennett pour traduire cela visuellement et les performances des acteurs rendent le tout finalement très fluide. La preuve en est dans la séquence d’hypnose qui amorce un long flashback jusqu’à l’adolescence de Francesca, où un fondu enchaîné progressif (qui annonce les expérimentations de Mankiewicz dans Soudain l’été dernier) incruste le passé dans le présent. Les éléments autour d’Ann Todd sur le divan s’estompent par un jeu sur la profondeur de champ séparant les deux mondes, pour donner corpspeu à peu à cette nouvelle réalité. Les nombreuses transitions en fondus enchaînés, les effets de montage s’accrochant à un objet d’une séquence à une autre et les ellipses constamment déroutantes appuient cet effet de rêve et de souvenir dans lequel on s’enfonce plus profondément.
La dernière partie donne donc la part belle à Herbert Lom et à sa thérapie, où Francesca devra faire face à ses peurs et ses sentiments pour pouvoir pratiquer son art. Malgré le côté surexplicatif de cette touche psychanalytique, elle distille l’émotion de manière inédite et forte, ayant davantage l’habitude de ce type d’artifices dans un thriller que dans un drame. Au mystère criminel à résoudre du film noir américain, le cinéma anglais troque une énigme liée à l’intime qui par l’émotion rend accessible des concepts peu évidents. La magnifique scène finale permet donc à une Francesca désormais apaisée et équilibrée d’ouvrir les yeux sur le seul homme en lequel se confondent son amour pour la musique et celui de son cœur de femme. Le septième voile est levé.
Le film est un succès immense, l’un des plus grands du cinéma anglais avec dix-huit millions d’entrées et recevra l’Oscar du meilleur scénario pour son originalité, tandis que les carrières d’Ann Todd et Herbert Lom seront lancées. Quant à James Mason, c’est une grande performance de plus à lui attribuer et qui contribuera à initier sa fructueuse carrière américaine.