Le Quattro Volte

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Ouvrir ses chakras… En quatre leçons.

Tu es poussière, et tu retourneras poussière… Ou chèvre. Ça sent le sapin ? Pourquoi être si sectaire… En glanant à peu près rien, Michelangelo Frammartino arrive à transcender à peu près le Tout. Le Quattro Volte n’a toutefois rien d’alambiqué, bien au contraire. Mieux vaut prévenir : ce film mise sur notre expérience, nous intègre dans sa digestion, nous avale littéralement, et nous recrache par des voies impénétrables.

La toux d’un berger, les cloches des bestiaux, le battage du charbon, les aboiements d’un chien, les cris d’un enfant, le cloché d’une église. Le film est muet, mais infiniment sonore. D’une sonorité parfois épaisse, comme en immersion intra-utérine. Symphonie concrète pour une naissance en quatre temps. Prendre racine dans les herbes folles, avaler la poudre magique, éteindre la lumière, respirer la fumée de la charbonnière, fermer les yeux, bondir à travers champs, sentir les fourmis courir sur son écorce, tomber de haut, finir inhumé. Etre contenu dedans, être expulsé dehors. De quoi parle-t-on ? De la vie. Ou de la mort.
 

L’existence répétitive d’un pasteur taciturne, incrusté dans le paysage calabrais, a bien autant de valeur que celle du chevreau à naître, pour une simple et bonne raison : ils ne sont qu’Un. Nous ne dérivons pas en plein trip psyché… Il n’est pas question de paradis artificiel, mais bien de paradis terrestre. Pas besoin d’amphétamines non plus pour maintenir le suspens. Un vieux tousse, peine à se mouvoir, on soupçonne le pire. Comme son chien, on l’attend, on le suit, on s’inquiète. Le ciel se couvre sur les pâturages. Quelques choses attendent notre vieil homme. Dieu existe, on l’a aperçu dans le placenta d’une chèvre. Un chevreau perdu bêle dans la forêt. Le ciel se couvre sur les pâturages… On a peur. Tout à coup, le vent fraîchit. La montagne devint violette ; c’était le soir. L’histoire a mal fini pour la chèvre de monsieur Seguin. Terreurs primitives, cauchemars infantiles. Un sapin tend ses racines : c’est pour mieux t’embrasser, mon enfant… Ne pas se fier à leurs ombres solennelles, parfois menaçantes, surtout la nuit – leurs branches tordues… Les arbres pensent : ils nous toisent de haut, nous jugent d’en bas. Chaque année à Alessandria del Carretto, les autochtones partent à la chasse au sapin, choisissent le plus digne, le tronçonnent sauvagement, l’affublent des parures les plus ridicules pour enfin le replanter dans le village, grimper au sommet, le laisser choir puis le hacher menu. L’homme est un loup pour l’arbre !
 
Tout est question de points de vue. Paisibles, les sapins ne respirent visiblement pas le même air, ni n’évoluent dans les mêmes sphères. Le temps se déploie sereinement pour eux… jusqu’à ce que les nains attaquent. On entend la tronçonneuse, puis tel un arbre témoin d’un assassinat, on s’offusque de toute notre grandeur d’âme. Non ! Le confrère tombe. Quelques applaudissements. Les humains ont encore frappé. Pris dans la foule, les festivités, on est comme l’ethnologue curieux et amusé. Vu des toits, pourtant, on a de l’empathie pour le géant végétal à moitié dégarni. On a franchement la honte pour lui. Cette troisième incarnation nous révèle véritablement le talent et l’intelligence du film de Frammartino, méticuleusement cadré et monté. Le processus d’identification marche à plein. Jusque là, on n’avait guère assez de recul pour l’analyser. Il fallait s’élever, au-delà du rang d’animal. Si la vie humaine nous avait appris le mysticisme et le recueillement, la vie de chèvre, elle, nous a rudement secoués. Etre une chèvre ne se résume pas seulement à aimer cueillir des fleurs à la volée qu’on mâchonne avec vigueur, ou l’inclinaison obsessionnelle pour la grimpette sur des promontoires en tous genres. Devenu chevreau après la mise en bière, notre vieillard mène  alors une vie lumineuse, intense, mais grave. Pas de piété, ni de pitié. Les chèvres rentrent avec fracas le soir au bercail en hurlant après leur marmots livrés à eux-mêmes toute la journée, dans d’adorables scènes d’apprentissage caprin. La vie ne tient qu’à un fil toutefois, comme l’équilibre de la bestiole que nous suivons. S’il perd le troupeau, on ne donne plus cher de sa peau. Le cœur déchiré, nous entendons, impuissants, les bêlements du biquet velu qui pourrait être le nôtre. Frammartino opère un véritable lavage de raison, et nous prouve avec justesse que nous sommes aussi des corps à l’affût, toujours sur nos gardes.

Du chien de berger aux escargots, en passant par les fourmis, les animaux ont un rôle chaque fois très fort. Face à eux : zéro recul. Nous sommes partagés entre le « c’est mignon » d’usage, l’étonnement face au naturel des situations nous ramenant à nos instincts primaires, et le réfrènement d’un transfert anthropocentriste simplet, dont on sait depuis les premiers cours de philo, probablement judéo-christiano-centrés, qu’il est très très mal. L’inconscience sauvage de la faune, son ignorance des bienséances, lui donne une puissance comique phénoménale, remarquablement exploitée par Frammartino. Le chien tient sans nul doute la plus grande scène burlesque du film. Le plus marquant, cependant, sera la mort à la fois tragi-comique et horriblement crue du pasteur, entouré de ses bêtes : alors qu’il respire difficilement, la bouche douloureusement ouverte, les chèvres, par une spectaculaire maladresse du chien, envahissent malicieusement la baraque, grimpent sur la table, montent dans sa chambre, et lui tiennent donc compagnie jusqu’au dernier souffle, visiblement pénible. Sa dernière vision : un flou artistique de têtes cornues à barbichettes. Vision démoniaque de l’Enfer pour un bigot. Mort en bonne compagnie pour un païen.
 

Car il s’agit bien d’un film païen, hanté par le rite et la superstition : ce vieux qui ingère la poussière de l’église procurée clandestinement par la bonne du curée – la fameuse poudre –, ces chèvres mutines et diaboliques, les échos sonores tout le long du film, quelques gestes simples et répétés battant la mesure… La messe est dehors. Dans les aboiements du chien, bien plus que dans la reconstitution du Calvaire que le village prépare pourtant activement en toile de fond. On les voit passer en procession à l’entrée du village, devant chez le vieux, devant l’enclos des chèvres, répéter, puis défiler. Le clébard a tout compris au film : il n’aime pas les légionnaires qui tentent de le faire taire, ni même le Christ cinégénique qui se secoue les cheveux pour faire plus beatnick.

La transmigration ne peut être achevée sans boucler la boucle, dans un charnier de bois, semblable à un ossuaire. L’aventure se termine pour nous, ensevelis sous une charbonnière, spécialité de la Calabre. La confusion charnelle des éléments est totale. Rien ne se perd, tout se transforme, pour s’envoler… en fumée.

« Nous avons en nous quatre vies qui s’emboîtent les unes dans les autres. L’homme est un minéral car son squelette est constitué de sels ; l’homme est aussi un végétal, car son sang est comme la sève des plantes ; il est un animal, car il est mobile et possède une connaissance du monde extérieur. Enfin, l’homme est humain car il a volonté et raison. Nous devons donc nous connaître quatre fois. »*

Pythagore, avant d’être un mathématicien, était aussi un philosophe, mais surtout un poète. Frammartino lui rend un bel hommage. En un battement de cil, les mêmes images a priori objectives, neutres ou documentaires, tendent vers le fantastique. Les saintes poussières en apesanteur, illuminées par les rayons du soleil, témoignent du miracle accompli. Quelle révélation ! Le cosmos est tout sensuel : Le Quattro Volte en caressent la perfection.

* Frammartino cite bel et bien Pythagore, en page 10 du dossier de presse.

Titre original : Le Quattro Volte

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Durée : 98 mn


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