Un chef-d’œuvre absolu !
Sorti en 2002, ce film est l’un des plus grands succès[1], à la fois critiques et commerciaux, de Roman Polanski. Lié à l’histoire personnelle du réalisateur (qui considère ce film comme son film le plus personnel et le plus important[2]), il vaut pour ses qualités esthétiques et d’interprétation, mais surtout pour les questions fondamentales qu’il pose : comment l’être humain peut-il vivre au sein d’une société absurde qui paraît dominée par le Mal ? Dans un monde hostile, face à une volonté de l’avilir ou de l’anéantir, comment peut-il survivre ? Quel rôle l’art peut-il jouer dans cette survie ?
On sait que Roman Polanski (né en 1933) est un survivant de la Shoah, miraculeusement échappé de l’extermination des Juifs de Cracovie par les nazis[3]. Il lui a fallu attendre l’approche de la soixantaine pour aborder le sujet directement[4], même si nombre de réalisations antérieures (par exemple Le locataire en 1976) traitaient déjà de ces thématiques. La source d’inspiration, il l’a trouvée en 1998, quand a été republié un ouvrage écrit en 1945[5], rebaptisé Le Pianiste, récit autobiographique du musicien polonais Władysław Szpilman (1911-2000). Dans ce texte, W. Szpilman (Władek), juif de Varsovie, retrace les conditions de sa survie pendant les années de guerre : il décrit l’occupation allemande fin 1939, la mise en place du ghetto de Varsovie (1940-1943) puis, après la liquidation de ce dernier, la vie de reclus qu’il a du mener (témoin passif de l’insurrection de la résistance polonaise dans l’été 1944) jusqu’à l’arrivée de l’Armée Rouge au tout début 1945. Roman Polanski y a trouvé la matière pour explorer les questions qui le hantaient, sans se complaire à raconter sa propre histoire, puisque l’action est déplacée à Varsovie (et non Cracovie où il avait vécu) et que W. Szpilman fut, non pas cinéaste, mais pianiste réputé. L’adaptation de Polanski reste toujours extrêmement fidèle au livre, auquel il emprunte sa trame et d’innombrables détails[6].
Dans ce livre Władysław Szpilman, pianiste de la Radio polonaise et figure connue du milieu artistique varsovien, est confronté avec sa famille à l’arrivée des nazis, qui s’emparent de Varsovie fin septembre 1939. Ils suppriment progressivement les droits des Juifs[7], avant de les parquer à partir de novembre 1940 dans un ghetto : ils veulent en effet avoir totalement sous contrôle ces Juifs qu’ils considèrent dans leur délire raciste et paranoïaque comme des parasites sociaux et des « agents de contamination » des maladies[8], dans le cadre d’une politique qui va s’acheminer progressivement vers une extermination pure et simple. W. Szpilman, d’un milieu juif relativement privilégié habitant la zone la plus aisée du ghetto (ou « Petit ghetto » au sud, les Juifs les plus pauvres s’entassant au nord dans le « Grand Ghetto ») assiste avec ses proches, sidérés, à la brutalité des occupants, et décrit le désarroi et les souffrances des occupés, dans des scènes que Polanski a su traduire en image avec efficacité et simplement : par exemple c’est, au passage entre les deux parties du ghetto, la « valse parodique de la rue Chlodna » où les gardes allemands forcent à danser de « pauvres hères grotesquement appariés »[9] ; c’est l’enfant qui se faufile dans un trou dans le mur au ras du sol pour faire passer clandestinement des marchandises, avant d’être rattrapé par un Allemand : tandis que celui-ci, de l’autre côté du mur, s’acharne à la matraque sur l’enfant et lui brise finalement la colonne vertébrale, W. Szpilman le tire de toutes ses forces par les bras mais ne parvient qu’à extraire un pauvre pantin, qui expire sur-le-champ[10] ; c’est une malheureuse folle, surnommée pour sa tenue fantaisiste « la Dame aux plumes », qui sans cesse interpelle les passants à la recherche de son mari disparu, ou bien encore cet excentrique dépenaillé, peut-être un fou, nommé Rubinstein (Popeck), qui saute et gesticule au nez des soldats d’occupation ; c’est le garde SS sadique de la rue Narbutt, surnommé « Tchic-Tchac », à cause de sa manière de coincer les têtes de ses victimes entre ses cuisses et de leur frapper le derrière avec un knout, en sifflant entre ses dents serrées : « Tchic, tchac, tchic, tchac »[11]. Tout ceci est dans le livre de Szpilman, comme les innombrables exécutions sommaires, ou les cadavres de miséreux mangés par les poux, victimes du typhus et de la faim, que le pianiste, terrorisé, doit éviter chaque nuit lors de son retour du café Sztuka (« Les Arts »), où il a trouvé à s’embaucher. Polanski y mêle ses souvenirs d’enfant à Cracovie, tout ce qu’il a vu et dont il se souvient[12] : c’est ainsi qu’il montre dans le film (en deux plans très brefs) la construction du mur, qu’on voit un Allemand gifler son père et l’obliger à marcher dans le caniveau, ou qu’un officier nazi abat sans manifester la moindre émotion une femme juive dont le seul tort est de lui avoir posé une question. Tout cela, Polanski l’a vu. Szpilman comme Polanski décrivent la vie dans la Pologne d’alors sans aucun manichéisme : on voit des juifs devenir des policiers à la botte des nazis (et devenir parfois pire que les nazis) ; les nazis sont, certes, des brutes ignobles mais c’est pourtant un Allemand qui sauvera à la fin le « héros » (Wilm Hosenfeld, un personnage qui a réellement existé[13]) ; des Polonais cachent des juifs mais d’autres profitent de la situation (tel cet « ami » qui récolte des fonds grâce au nom de Szpilman, et « oublie » ensuite de lui apporter à manger).
À partir du 22 juillet 1942 commence l’évacuation des Juifs du ghetto, que les nazis envoient à la mort en wagons à bestiaux, vers le camp d’extermination voisin de Tréblinka[14] : après un rassemblement sur une esplanade écrasée de soleil à la limite nord du ghetto (« l’Umschlagplatz »), et un dernier repas en commun sous la forme d’un caramel à la crème partagé en six, le 16 août le pianiste perd tous les membres de sa famille (Polanski, lui, reverra au moins son père, revenu en 1945 de Mauthausen, et sa demi-sœur Annette) ; mais, miraculeusement, il est sauvé par un garde qui l’extrait de la foule (Polanski a dix ans quand un garde sur l’Umschlagplatz de Cracovie le laisse pareillement s’en aller, en lui conseillant de ne pas se faire remarquer : « Ne cours pas ! », lui dit-il, phrase qu’il a mise dans le film). W. Szpilman réussit alors à se faire embaucher sur des chantiers (au service des occupants, cela va sans dire, mais il contribue à passer des armes à la résistance juive qui s’organise en prévision du soulèvement d’avril 1943) : grâce à ce travail, il peut ainsi sortir de l’ancien ghetto le 20 août 1942, la première fois depuis deux ans ! Le 13 février 1943, il décide de s’échapper définitivement et, aidé par des résistants polonais, il va dès lors se cacher d’appartement en appartement, vivant seul entre quatre murs pendant un an et demi, jusqu’à l’été 1944 et l’embrasement de Varsovie lors de l’insurrection polonaise. Se croyant perdu dans son immeuble alors en flamme, et tandis que la ville meurt (abandonnée par Staline, qui veut se débarrasser de la résistance non communiste à l’origine de ce soulèvement, et bientôt reprise en mains par les Allemands), Szpilman tente en vain de se suicider (ce que ne fait à aucun moment le personnage de Polanski). Il quitte sa cachette et trouve refuge dans une maison en ruine, où un officier allemand mélomane le découvre et décide de lui sauver la vie en lui procurant secrètement de la nourriture. À la fin des combats (Polanski a du être sensible à l’ironie[15] de la situation), W. Szpilman manque de peu d’être abattu par des insurgés polonais, parce qu’il porte, en raison du froid, le manteau d’officier allemand que lui a laissé son protecteur.
Roman Polanski fait le choix de développer dans son film un certain nombre de thèmes.
On sait qu’à l’image de son histoire personnelle d’enfant qui, très tôt, s’est retrouvé seul au monde (orphelin et entouré de gens qui voulaient sa perte), son cinéma abonde en personnages qui tentent vainement de se débattre dans un monde hostile où le Mal règne en maître (voir par exemple Deux hommes et une armoire, 1958 ; Rosemary’s Baby, 1968 ; ou Le locataire, 1976). Le Mal dans ce film, c’est principalement le nazisme, avec l’arrivée des Hitlériens à Varsovie où ils imposent leur terreur (on pense aux trois derniers mots du Journal d’Hélène Berr, avant son arrestation à Paris parce qu’elle est juive, et sa déportation, des mots en anglais, des mots de terreur que le Polonais Joseph Conrad avait mis, dans sa nouvelle Au cœur des ténèbres, dans la bouche expirante d’une étrange figure du Mal, le trafiquant d’ivoire Kurtz : « Horror ! Horror ! Horror ! »)[16]. Une domination maléfique s’insinue sur la ville de Varsovie, amenant sadisme mais aussi trouble de l’identité chez les victimes : dès novembre 1939, les Allemands imposent aux Juifs le port d’un brassard blanc avec une étoile de David bleue ; au début de 1940 ils délèguent à un Conseil juif l’administration du ghetto : « en clair, nous devions programmer nous-mêmes notre extermination, préparer notre ruine de nos propres mains »[17].
Cette violence démente s’accompagne de la mise en place d’un enfermement (ici le ghetto), thème récurrent dans tout le cinéma de Polanski. On pense au bateau du Couteau dans l’eau (1962) ; à Catherine Deneuve en proie à la démence, recluse dans son appartement londonien dans Répulsion (1965) ; à Mia Farrow et à John Cassavetes dans leur appartement new-yorkais (Rosemary’s Baby, 1968) ; à Polanski lui-même interprétant le personnage de Trelkowski, qui se suicide en se jetant de la fenêtre de son appartement dans Le locataire (1976) ; ou à la maison insulaire de The Ghost Writer (2009). Quand, dans la deuxième partie du film Le pianiste, W. Szpilman sort du ghetto, c’est pour trouver un enfermement pire encore[18], puisqu’il doit alors se terrer d’une cache à l’autre, de l’arrière d’un placard jusqu’à un grenier, de plus en plus affamé et malade, bientôt muet, à l’écart complètement du monde réel dont il ne perçoit plus que de rares fragments. Étrangement, il avoue à un moment (alors qu’il a trouvé refuge dans un appartement dans le quartier occupé par les Allemands) qu’il craint de ne plus savoir de quel côté du mur il se trouve…
C’est dire si le sentiment qui domine (dans le livre et plus encore dans le film, comme chez Kafka), c’est celui de la solitude de l’être humain en rupture avec le monde des autres, indéchiffrable et hostile (manifestement, Roman Polanski, qui a connu cette situation enfant, sait de quoi il s’agit, et le thème est récurrent dans sa filmographie[19]). Comme pianiste, W. Szpilman n’était-il pas déjà au départ précisément un soliste ? Le ghetto est synonyme d’exclusion[20] ; de plus, la loi qui y prévaut est devenue celle du chacun pour soi. Au début W. Szpilman a encore sa famille (même s’il ne s’entend pas bien avec certains de ses proches qu’il ne comprend pas, en particulier son frère Henryk ou sa sœur Halina). Cela, il le perd : Szpilman assiste à l’arrestation et à la déportation d’eux tous. Dès lors, pour se sauver, il lui faudra progressivement rompre tout contact : « Et maintenant j’étais devenu sans doute l’être le plus esseulé au monde. Même le héros de Defoe, Robinson Crusoé, cet archétype de la solitude humaine, avait gardé l’espoir qu’un de ses semblables apparaisse, il s’était consolé en se répétant que cela finirait par se produire et c’était ce qui l’avait maintenu en vie. Alors que moi, il me suffisait de surprendre des pas pour être pris d’une terreur mortelle et pour aller me cacher au plus vite. L’isolement absolu était la condition de ma survie[21] ». Un Autrichien, Stefan Zweig, a décrit dans Le joueur d’échec le danger de cet isolement où, pour ne pas sombrer, le personnage principal (détenu par la Gestapo à Vienne) en est réduit à imaginer de dangereuses parties virtuelles d’échec contre lui-même : Szpilman, lui, rejoue mentalement, quand il le peut, ses anciennes interprétations de Chopin.
De cette désocialisation découle une progressive déshumanisation (celle de Gregor Samsa dans La métamorphose). Dans le film comme dans le livre, le « héros »[22] se transforme peu à peu, et devient cette silhouette incertaine au pas hésitant, qui cherche désespérément à se nourrir, le regard exorbité, la barbe lui mangeant le visage, sale et les cheveux longs. Au moment crucial de sa rencontre avec l’officier allemand, dans le film il paraît même n’avoir plus, pour se raccrocher à la vie, qu’un bocal de cornichon, filmé en gros plan, qu’il agrippe désespérément[23] : il semble alors littéralement au bord de l’anéantissement, sur le point de disparaître comme toutes ces personnes qui, dans le film, ont été massacrées sans laisser de traces[24] (si ce n’est, comble de l’absurde, ces valises dérisoires, que Polanski montre sur « l’Umschlagplatz » vidée de ses occupants partis vers la mort[25]). C’est ici une question essentielle que pose le film de Roman Polanski : face à l’aliénation, à l’avilissement, qu’est-ce qu’un homme ? Que reste-t-il d’humain quand on a poussé un être à ses dernières extrémités : quand on a exterminé sa famille, qu’on l’a affamé, traqué, isolé, humilié ? C’est la question fondamentale que nous pose le XXe siècle avec ses régimes totalitaires, et pas seulement le nazisme (il n’est qu’à penser au stalinisme auquel Polanski a aussi été confronté après 1945, au goulag, aux terribles récits de Varlam Chalamov[26] ou à ceux d’Evguénia Guinzbourg, ou encore au génocide réalisé par les Khmers Rouges au Cambodge) : la Barbarie a voulu tuer la part d’humain qui est en nous, et, en URSS comme dans l’Allemagne nazie, réduire l’homme, à travers ses seules fonctions vitales, à l’animalité[27].
Plus largement (si l’on sort du cadre historique trop précis[28] dans lequel s’inscrivent et le livre et le film qui en est issu, pour considérer l’ensemble de la filmographie de Polanski), la question que le cinéaste nous pose semble être la suivante : comment vivre dans un monde aussi profondément dominé par le Mal, la violence, et la cruauté, un monde absurde et comme privé de sens, indifférent[29] ?
Pourtant (et c’est l’autre idée forte du film), la « résistance » est possible, une résistance miraculeuse symbolisée par la survie de W. Szpilman. Cette survie est à plusieurs reprises le résultat de la chance (il est, par exemple, sauvé in extremis et malgré lui par l’intervention d’un auxiliaire de police juif). Mais Szpilman fait la preuve aussi, malgré la faiblesse de ses forces, d’un formidable et irrépressible instinct de vie (une vitalité débordante qui est aussi l’apanage de Roman Polanski). Son obstination à vivre malgré tout et à persévérer dans ce qu’il a de plus profond, il la révèle dès le début du film, quand des bombardements éclatent dans le studio de Radio-Pologne, et qu’il continue à jouer, jusqu’à ce qu’il en soit physiquement empêché par une explosion plus forte que les autres. C’est cette mystérieuse énergie vitale qui le pousse plus tard à quitter le ghetto, quand il en est encore temps, et à saisir ensuite les moindres opportunités pour fuir ce monde hostile qui veut l’annihiler. Filmée par Polanski, elle se révèle de façon stupéfiante lors de la rencontre avec l’officier nazi, avec cet étrange rayon lumineux[30] qui se pose sur le piano « occupé » par l’uniforme nazi, au moment où les doigts de Szpilman, pourtant recroquevillés et sales au début de la scène, soudainement semblent se métamorphoser et retrouver sur le clavier toute leur agilité virtuose. Polanski (qui n’est pas croyant) semble là nous donner à voir une sorte d’épiphanie[31]. Il le fait sans aucun pathos, en préservant cette sobriété de ton qui est la sienne depuis le début du film.
Cette résurrection[32], qui fait comme resurgir l’individu nommé Władysław Szpilman, elle s’opère grâce à la musique (Szpilman n’a-t il pas tout le temps l’obsession de préserver l’intégrité de ses mains ?) : sans doute l’art est-il pour Polanski, cinéaste, une dimension essentielle de l’humanité, celle qui rend possible sa survie[33]. D’où la scène extraordinaire qu’on vient de rappeler, qui ne dure que quelques minutes dans un film de deux heures et demie, mais dont l’importance est soulignée par le fait qu’elle offre à l’Allemand (Thomas Kretschmann) la deuxième place au générique, et par le fait également qu’elle fournit l’affiche française du film (dans le livre, l’épisode occupe seulement une page[34]). Un parallèle intéressant est fait par Chloé Huvet entre cet épisode et le chant d’Orphée face aux puissances infernales : « telle la lyre d’Orphée, la Ballade de Chopin (qu’interprète Szpilman devant l’officier) permet au pianiste de triompher de la mort, mais aussi de proclamer son identité irréductible d’être humain et d’opposer une résistance éclatante au projet d’annihilation nazi »[35]. Ce ne saurait donc pas être un hasard si la musique ouvre et conclut le film de Roman Polanski (qui plus est, la musique de Chopin, figure essentielle de la pérennité de l’âme polonaise)[36] : mais les films de Polanski tournent souvent en boucle[37].
On n’insistera pas outre-mesure sur l’extraordinaire savoir-faire de Roman Polanski dans ce film : dans le traitement de la couleur (couleurs chaudes avant l’invasion allemande, couleurs froides ensuite dès que les juifs doivent porter le brassard infamant[38], ou pour la scène de la rencontre avec l’officier, où dominent des tons bleutés glacials) ; dans sa capacité à signifier le lent passage du temps (en montrant par exemple la germination et le pourrissement de la pomme de terre[39] dans l’appartement où se cache Szpilman) ; dans l’irréalité de certaines scènes comme celle où, ayant échappé à la déportation, Szpilman et son ancien patron se cachent sous l’estrade du café qui porte son piano (ils sont filmés à l’envers, images flottantes comme celles de fantômes reflétés par un miroir) ; dans le refus (afin de « respecter » son sujet) de tout effet « virtuose »[40], mais qui n’exclut pas la reconstitution spectaculaire de Varsovie en ruine, avec le plan très beau où Szpilman, grimpé sur une palissade, s’avance seul dans une allée bordée à l’infini ou presque de bâtiments dévastés, comme un petit point vacillant (à l’image du quasi-néant qu’est la vie humaine dans un tel enfer). Il montre avec la même sobriété la panique des familles enfermées dans le train partant vers Tréblinka. On retrouve le motif de la fenêtre, déjà utilisé dans des films antérieurs : c’est d’une fenêtre que la famille Szpilman assiste dans le ghetto au massacre des habitants de l’immeuble d’en face ; c’est d’une fenêtre que W. Szpilman contemple les évènements depuis sa cachette (insurrection du ghetto en 1943, soulèvement de la résistance polonaise en 1944)… La fenêtre, ouverture sur le monde, témoigne aussi d’un enfermement entre des murs. Cet enfermement ici éloigne tout effet : il permet à Polanski de créer une distance juste entre l’événement dramatique et la manière dont il le filme. Dans Le locataire, le personnage de Trelkowski finit par se suicider « devant des voisins massés à leurs fenêtres comme au premier balcon d’un théâtre. Au loin se font entendre des instruments dissonants, comme un orchestre qui accorderait ses violons (…). A-t on jamais conçu image plus glaçante pour dire l’indifférence collective face à la destruction des Juifs d’Europe ? »[41].
Tout passe[42]. À la fin du film, Szpilman et son ami musicien cherchent en vain la trace du camp où fut détenu l’officier allemand mélomane en 1945 : « C’était ici, j’en suis certain ; il n’y a plus rien maintenant » dit l’ami. On entend les oiseaux qui chantent, le soleil baigne de ses rayons la campagne apaisée, W. Szpilman contemple ce monde beau et indifférent aux souffrances des hommes, qui les a déjà oubliées comme si elles n’avaient jamais existé. Dans son livre, W. Szpilman écrit : « Je joue pour des enfants polonais qui n’imaginent pas les souffrances, l’angoisse mortelle dont leurs salles de classe lumineuses ont jadis été le théâtre » (p. 223). Restent malgré tout la mémoire, et la capacité de faire revivre des mondes engloutis grâce à l’art[43], qu’il s’agisse de littérature, de cinéma, de peinture ou de la musique de Frédéric Chopin.
[1] Ce film a obtenu la Palme d’or du Festival de Cannes 2002 ainsi que, notamment, sept César et trois Oscars en 2003. La performance exceptionnelle de l’acteur Adrien Brody (qui donne corps au personnage de W. Szpilman, avec sensibilité, retenue et intelligence), a été à juste titre récompensée, comme la très belle musique de Wojciech Kilar.
[2] Roman par Polanski, Paris, Fayard, 2016, p. 496.
[3] Plus de 3 millions de Juifs vivaient en Pologne le 1er septembre 1939. En 1945, près de 90% d’entre eux sont morts. Voir Annette Wieviorka, « L’extermination », L’Histoire, no 421, mars 2016, p. 46-53.
[4] Il l’a abordé indirectement, sous forme d’allégorie, à travers l’incendie du magasin de poupées dans un court-métrage tourné à Lodz en 1958 : « La lampe ». Les poupées mutilées qui tendent leurs bras dans le brasier sont une stupéfiante évocation du sort de sa famille, et plus largement du sort des Juifs en Pologne, pendant la Seconde Guerre mondiale. L’incendie (qui va détruire la vieille échoppe où travaille à l’ancienne un vieil artisan sur un fond de musique classique) paraît provoqué par un monstrueux tableau électrique bizarrement humanisé (avec une sorte de bouche et deux yeux), comme un totem barbare et grotesque de la volonté de toute puissance nazie, finalement détraquée. Tandis que brûle le magasin, les passants, indifférents, circulent sous la pluie (et parmi les silhouettes qui défilent sans un regard il y a Roman Polanski, pour marquer peut-être une présence du Mal qu’il ressent comme universelle, imprégnant tout être humain sans distinction aucune).
[5] Publié en 1946, sous le titre Une ville meurt. Pour la traduction française, Le pianiste. L’extraordinaire destin d’un musicien juif dans le ghetto de Varsovie, 1939-1945 (traduit par Bernard Cohen), Robert Laffont, 2001.
[6] Il y a ajouté des souvenirs personnels, et quelques rares éléments fictionnels comme une amorce d’intrigue sentimentale entre Szpilman et la violoncelliste Dorota (Emilia Fox), qui l’aidera par la suite à se cacher (scène très belle, qui apparaît comme une parenthèse inattendue dans la cavale de Spzilman, une échappée fugitive dans le monde de l’art : dans un salon rempli de livres et de tableaux, il a passé la nuit et entend Dorota qui interprète Bach ; il l’aperçoit par une porte entrebâillée, avant que le plan suivant – un cadenas sur une porte – ne souligne par contraste quelle est la cruelle réalité de sa situation : il va devoir plonger dans le monde du silence, enfermé).
[7] La machine administrative aveugle semble ici broyer l’humain comme chez Kafka, que Polanski admire beaucoup (il a d’ailleurs interprété sur scène La Métamorphose dans les années 1980). Dans le roman de ce nom, Le Château exerce une domination sans faille sur la population du village.
[8] Le 7 novembre 1940, une « zone d’épidémie » est définie par le gouverneur du district de Varsovie. Interdite aux soldats allemands, elle correspond aux « rues juives ». Deux mois plus tard, le quartier juif devient officiellement une « zone de contagion » (Seuchensperrgebiet). On trouvera des photographies du ghetto dans Regards sur les ghettos, Mémorial de la Shoah, Paris, 2013 (il y a aussi les clichés pris à titre privé par Joe J. Heydecker, membre d’une compagnie de propagande de la Wehrmacht, en février-mars 1941 : Un soldat allemand dans le ghetto de Varsovie, 1941, Denoël, Paris, 1986). La vie dans le ghetto a été partiellement préservée grâce à l’exceptionnel travail d’archivage réalisé au moment même du drame par l’historien juif Emmanuel Ringelblum (1900-1944), qui a collecté des documents retrouvés en 1946 et 1950 (voir Qui écrira notre histoire ? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie. Emmanuel Ringelblum et les archives d’Oyneg Shabes, par Samuel D. Kassov, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Grasset, 2011). Dans le ghetto de Varsovie, qui a rassemblé jusqu’à 450000 Juifs, ceux-ci, soit 30% de la population de la ville, s’entassent dans 2% de sa superficie. Le tout est entouré de 18 kilomètres de murs hauts de plusieurs mètres et de fil de fer barbelé. À l’intérieur de cette enceinte d’une superficie d’environ 300 hectares, on compte 128 000 habitants au km² contre 14 000 environ dans la Varsovie non juive.
[9] W. Szpilman, p. 65.
[10] Id., p. 77. Visuellement, cette sortie de l’enfant ressemble à un accouchement, mais l’enfant est mort : de l’expérience du ghetto rien ne peut naître.
[11] Id., p. 141-142.
[12] Voir Florence Colombani, Roman Polanski. Vie et destin de l’artiste, Éditions Philippe Rey, Paris, 2010, p. 51-53.
[13] Le livre de W. Szpilman est suivi d’extraits du Journal de Wilm Hosenfeld. Enseignant et catholique pratiquant, devenu capitaine dans la Wehrmacht chargé de superviser les installations sportives de Varsovie, Wilm Hosenfeld (1895-1952) a sauvé plusieurs juifs dans la Pologne occupée. Dans les derniers jours de la guerre, il a été capturé par les Soviétiques, et il est mort à Stalingrad sept ans plus tard. Absurdité et ironie de l’Histoire (surtout quand on se souvient du sort plus clément réservé à d’épouvantables criminels de guerre, tel Albert Speer), lui le sauveur est devenu victime. Wolf Biermann dans sa postface au livre de Szpilman écrit : Hosenfeld, soumis à la torture et à la malnutrition, « victime de plusieurs accidents cérébraux, (…) a fini sa vie très diminué, un enfant battu qui ne comprend pas pourquoi on le roue de coups, tout espoir ruiné en lui » (p. 257). En 2009, après le film de Polanski, Hosenfeld a été reconnu « Juste parmi les nations », et son nom inscrit sur le Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem.
[14] Voir évidemment l’extraordinaire film de Claude Lanzmann, Shoah, (Première époque), avec notamment concernant Tréblinka, les témoignages d’Abraham Bomba et du SS Franz Suchomel (le texte intégral, paroles et sous-titres, a été publié en 1985 aux éditions Fayard).
[15] Cette ironie se manifeste à plusieurs reprises dans le film : par exemple quand, au début, le père annonce que tout ira bien (après l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne), et que le plan suivant montre les hordes nazies martelant de leurs bottes les pavés de Varsovie ; ou quand le père (pathétique, toujours) se réjouit que la famille aura réussi à survivre, solidaire, … juste avant l’arrivée de l’officier nazi qui leur annonce leur déportation (dans le merveilleux Le viager de Pierre Tchernia, il y a un rôle comme cela pour Michel Galabru).
[16] Hélène Berr, Journal, Éditions Tallandier, 2008. « Au cœur des ténèbres » (Heart of Darkness) a été publié en 1899. Kurtz, qui a aboli toute distinction entre bien et mal, atteint (dans cet effacement des limites) l’expérience du Mal absolu : dans son comptoir reculé en amont du fleuve Congo, il s’est livré à des « rites indicibles », idolâtré par des indigènes. Cette figure démoniaque a inspiré notamment Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now.
[17] Władysław Szpilman, p. 51.
[18] Evguenia Guinzbourg, (Le vertige, Éditions du Seuil, collection Points, 1981), dans le terrible récit de son expérience concentrationnaire lors des persécutions staliniennes, a vécu une situation inverse. Elle a commencé par être maintenue en cellule dans l’isolement absolu, tentant d’échapper à sa solitude, à la folie et au désespoir en se récitant des vers : « J’ai consacré l’après-midi à Pouchkine. Je fais mentalement une conférence sur le poète, puis je répète tous les vers que je me rappelle (…). Les heures les plus terribles venaient après le dîner. Le silence se faisait encore plus intense. La tristesse m’envahissait presque physiquement. Si du moins on pouvait entendre un bruit ! » (p. 189). C’est ensuite qu’elle a souffert, à l’inverse, de la promiscuité avec les autres détenues, dans le train qui la transporte vers la Sibérie puis dans les camps, promiscuité que je suis tenté de comparer à celle qu’évoque W. Szpilman à propos du ghetto : « dans l’isolement de Iaroslavl, le plus grand crime était d’essayer de rentrer en contact avec les autres détenus (…). À partir du jour de juin où nous franchîmes pour la dernière fois le seuil de notre cellule, nous dûmes au contraire rester toujours ensemble. Travailler, dormir, manger, se laver, les besoins corporels, tout à présent se faisait en commun, était collectif » (p. 258) ; d’où cet avilissement programmé de la personne humaine par le Goulag, qui ne diffère en rien de celui voulu par les nazis pour les Juifs en Pologne : « nos cœurs n’avaient pas encore été touchés par la loi corrosive du plus fort, qui domine dans les camps et qui, dans les années à venir – pourquoi le cacher ? – allait dépraver plus d’une âme » (p. 255).
[19] Un exemple parmi tant d’autres, c’est dans Cul-de-sac (1966) l’île où se déroule l’action, comme une image de cette inévitable solitude humaine.
[20] Dans Le Château de Kafka, le héros s’entend dire (tel le « juif errant ») : « vous n’êtes pas du château, vous n’êtes pas du village, vous n’êtes rien du tout. Vous êtes tout de même quelque chose, un de ces gens qui sont tout le temps sur les chemins… » (Kafka, Récits, romans, journaux, trad. Brigitte Vergne-Cain et al., Paris, La Pochothèque, 2000, p. 1195).
[21] Id., p. 214. Dans Roman par Polanski, il écrit à propos de son séjour pourtant salvateur à la campagne après la déportation de ses parents : « Je ne m’étais jamais senti aussi bas que pendant l’interminable trajet de retour chez les Buchała (…). Il faisait froid, le vent soufflait et ma solitude était encore accrue par le paysage blafard et désert. Je me savais rejeté de tous et n’imaginais nulle raison pour que les choses changent un jour » (p. 52).
[22] Szpilman, courageux et tenace, est en cependant tout le contraire d’un héros hollywoodien.
[23] Dans le livre (p. 205), il s’agit en réalité de boites de conserve et de sacs, non pas seulement de ce pauvre légume. Mais ce bocal de cornichon est un souvenir de Polanski : pendant la guerre, sa mère réussit un jour à en ramener un à la maison.
[24] Il n’a alors plus de nom. Celui qu’au début du film on appelait respectueusement « Mr Szpilman » disparaît derrière le qualificatif de « Juif », employé par la femme qui le découvre dans l’immeuble ou par l’officier allemand (lequel cependant, avant de partir, lui restitue enfin son nom en lui demandant comment il s’appelle). C’est pourquoi Claude Lanzmann a repris, au début de Shoah, le verset d’Isaïe (56, V) : « Et je leur donnerai un Nom impérissable ». On sait que dans la cour d’entrée du Mémorial de la Shoah à Paris un « Mur des noms » recense les noms, prénoms, années de naissance des 76000 hommes, femmes et enfants juifs déportés de France entre 1942 et 1944 ; c’est aussi l’origine du nom du mémorial de la Shoah à Jérusalem : Yad Vashem, littéralement « Un monument et un nom ».
Le nom de Roman Polanski est aussi un problème. Comme le rappelle Florence Colombani, début 1932 (un an avant la naissance de Roman) son père « Ryszard Liebling – qui s’est installé en France – choisit d’adopter le patronyme de Polanski (car moins marqué comme juif) pour mieux survivre dans un monde hostile » (p. 42).
[25] Voir Zalmen Gradowski, Au cœur de l’enfer, p. 189 (« Sur la place de la mort »).
[26] Dans sa postface aux Récits de la Kolyma (éditions Verdier, Collection « Slovo », 2006), Léonid Heller écrit (traduction par Anne Coldefy-Faucard) : « Varlam Chalamov évoque l’homme au stade ultime, l’homme face à une mort inéluctable, au terme d’humiliations et de tourments qui anéantissent tout ce qui est humain en lui (…) Le plus terrible (dans le livre de Chalamov), ce sont les descriptions des hommes qui vivent dans le camp, dans les conditions du camp. » Comment faites-vous pour vivre ? » demande le travailleur libre Séraphin, qui se retrouve par hasard, pour quelques jours, dans la peau d’un détenu. Pourquoi les gens continuent-ils à vivre dans le camp, où la vie est impossible ? demande l’écrivain. Pourquoi ne renoncent-ils pas à la vie ? » (p. 1485 et 1487-88).
On n’est pas prêt d’oublier le remarquable film d’Agnieszka Holland (2019 : « L’ombre de Staline ») sur la famine en Ukraine dans les années 1930, où par la volonté d’une épouvantable tyrannie l’homme est devenu un loup pour l’homme.
[27] Voir Robert Antelme, L’espèce humaine, Gallimard, Collection tel, p. 36-37, où, à Buchenwald, l’ultime manifestation de la vie d’un pauvre détenu typhique anonyme se réduit à « un jet de merde liquide » déversé en public.
[28] Qu’a à envier le Paris filmé dans Le locataire (1976) au sombre tableau du ghetto dans Le pianiste ? Que dire du monde que traversent les Deux hommes et une armoire (1958), si ravagé par la haine que les deux protagonistes choisissent de regagner la mer qui les a vu naître ?
[29] Dans le Macbeth de Shakespeare, que Polanski adapte et filme en 1971, il y a cette tirade, à propos de la vie humaine : « It is a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing… » (acte V, scène 5). Shakespeare n’est pas absent du Pianiste : sur l’Umschlagplatz, le frère de Szpilman lit le Marchand de Venise, avec le plaidoyer de Shylock sur l’humanité des Juifs : « Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? » (Damien Aubel, in Florence Colombani, o. c., p. 60).
[30] Au cœur des ténèbres, il apparaît mystérieusement comme une « révélation », ce qui correspond à l’étymologie du grec « apocalypse », alors que la ville de Varsovie connaît alors une Apocalypse ou fin du monde, au sens que nous donnons actuellement au mot.
[31] Szpilman-Brody est ici tel Lazare sortant de son sépulcre. Pour rester dans ce registre biblique, et puisque Roman Polanski, bon dessinateur, apprécie la peinture (son père l’a pratiquée, et lui-même parle de sa joie au lycée des Beaux-Arts qu’il a fréquenté), on est tenté d’évoquer ici certains effets lumineux dans la peinture de Rembrandt, comme sur le tableau du musée Jacquemart-André à Paris qui représente le Christ avec les pèlerins d’Emmaüs (1628) : un rayonnement, qui provient d’une source lumineuse placée derrière le Christ, en révèle spectaculairement la nature divine, devant les pèlerins médusés.
[32] Peu avant, Szpilman a « fait le mort » dans la rue, en se couchant sur le sol au milieu des cadavres, pour ne pas être repéré par les nazis.
[33] C’est le cinéma qui l’aide à ne pas sombrer : après la disparition de ses parents, « Le cinéma devint ma passion dominante – ma seule évasion hors du désespoir et de la détresse qui m’envahissaient par moments » (Roman par Polanski, p. 43).
[34] W. Szpilman, p. 208. Le froid qui règne dans la ville morte, dans cette nuit de la fin de l’année 1944, est superbement rendu, grâce au simple souffle qui sort de la bouche du pianiste hirsute. Métaphoriquement, la défaite du Mal et de l’Allemagne nazie est consommée avec le changement d’attitude de l’officier : debout et dominateur au début, il finit par s’asseoir, manifestement bouleversé par ce qu’il voit et ce qu’il entend. Dans quelques mois, l’être humain bafoué, humilié, avili, ce sera cet allemand.
[35] Chloé Huvet, « Le pianiste (2002) de Roman Polanski : survivre et exister par la musique », Revue musicale OICRM, 2016, 3 (2), 135–156. Citant Jean-Marc Filaire (« Pour une lecture distanciée du Pianiste », dans Alexandre Tylski (dir.), Roman Polanski. L’art de l’adaptation, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 217-248), elle note que lorsque le père de Szpilman se voit brutalement confisquer son violon en montant dans le train pour Treblinka, « Polanski donne à voir la séparation ultime d’avec la culture comme une scène d’arrachement » (p. 222).
[36] Polanski n’est pourtant pas dupe de la fragilité du pouvoir de la musique ou plus généralement de l’art. Dans un premier temps, la musique n’accorde qu’un répit à Szpilman face à l’officier allemand : la libération n’interviendra que plus tard, avec l’arrivée de l’Armée Rouge et des résistants polonais. De la même façon, selon l’analyse de Michel Chion (« Mute Music. Polanski’s The Pianist and Campion’s The Piano », dans Daniel Goldmark, Lawrence Kramer & Richard Leppert (dir.), Beyond the Soundtrack. Representing Music in Cinema, Berkeley, University of California Press, 2007, p. 86-96) : « After the horror of the Holocaust everything can go on as before, as if the music remained absolutely intact, untouched by events, and […] were a symbol of the indifference of the universe » (p. 91).
[37] Voir Florence Colombani : selon Alexandre Tylski, chez Polanski « l’humanité tourne en rond comme un rat de laboratoire (…). Les êtres humains reviennent au même point mais métamorphosés et avec une blessure, mortelle ou pas » (p. 157-158).
[38] Par contraste, les couleurs redeviennent chaudes le court moment de la première sortie de Szpilman hors du ghetto, dans un marché où la nourriture abonde (voir Roman par Polanski, p. 31 : « C’était une véritable traversée du miroir – on pénétrait de nouveau dans un monde différent, complet (…). Tout semblait plus ensoleillé, plus brillant, plus rapide, plus prospère). Dans son célèbre Autoportrait à la carte d’identité juive (1943), le peintre allemand et juif Felix Nussbaum (qui a été gazé à Auschwitz en 1944), se représente dans une ambiance sombre et dramatique comme bloqué dans une ruelle entre deux murs gris, avec en arrière-plan un immeuble menaçant, un ciel lourd, un arbre émondé, revêtu d’un manteau avec l’étoile juive et présentant au spectateur (témoin ou complice du crime qui est en train de se perpétrer ?) sa carte d’identité (où nom et prénom semblent commencer à s‘effacer, tandis que la mention « Juif-Jood », elle, ressort nettement, en rouge) : le peintre, comme Polanski, donne ainsi à voir la perte d’identité qui est au cœur du processus de déshumanisation voulu par les nazis (musée d’Osnabrück).
[39] Motif déjà présent dans Répulsion, qui provient d’un souvenir d’enfance de Polanski (chez sa grand-mère, un haricot germé d’où « s’échappaient des tortillons de racines blanches qu’on voyait s’allonger de jour en jour et qui semblaient animés d’une vie propre, comme les tentacules de quelque exotique créature marine », Roman par Polanski, p. 22). Polanski semble posséder un sens aigu de l’écoulement du temps, destructeur et assez inquiétant.
[40] Certains critiques (imbéciles) y ont vu de « l’académisme ».
[41] Florence Colombani,o. c., p. 51.
[42] C’est le titre d’un roman de Vassili Grossman, l’auteur de Vie et Destin. À la recherche de sa maison natale, dans ce roman, que trouve finalement le personnage principal, Ivan Grigoriévitch ? « Il vit les buissons, le houblon. Il n’y avait ni maison ni puits, seulement quelques pierres blanches, éparses dans l’herbe poussiéreuse et brûlée par le soleil » (p. 235, éd. Juillard, 1984).
[43] Ruth Zylberman l’a fait dans son très beau film « Les enfants du 209 rue Saint-Maur Paris Xe » (2017).