Le Miroir (1974, Zerkalo)

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Passé et présent se mélangent dans l’esprit d’un vieil homme malade…

Le prologue montrant la guérison miraculeuse d’un bègue d’une quinzaine d’années a valeur métaphorique : il signifie qu’un traumatisme psychologique ancien entraînant de graves séquelles peut trouver une issue grâce à l’amour que représente l’acte de la guérisseuse : le fait qu’il s’agisse d’une femme faisant jouer ici, symboliquement, l’élément maternel. Aliocha le narrateur est âgé de quarante ans. Il va mourir (ce qu’on ne comprend qu’à la fin du film lorsqu’il est allongé sur son lit de mort) et se remémore les enjeux cruciaux de sa vie liés à sa femme, dont il est divorcé (Natalia), à son fils (Ignat) et surtout à sa mère, Maroussia (Maria), abandonnée par son mari lorsque leurs enfants étaient âgés respectivement de quatre (Aliocha) et deux ans (Marina).

Le rôle de la mère jeune et de la bru sont joués par la même actrice, Margarita Terekhova, la propre mère de Tarkovski endossant celui de la mère âgée. Tandis que, selon le même principe, le même jeune acteur âgé d’environ treize ans (Ignat Daniltsev) joue à la fois le rôle d’Aliocha jeune et celui d’Ignat son fils.

Il y a donc un parallélisme évident entre les deux générations. Le nœud du problème vient du départ du père (poète, comme Arséni Tarkovski, le père du réalisateur) avant la guerre, dont Maroussia ne s’est jamais remise. Pendant toute la guerre, réfugiée à la campagne, elle l’attend en vain, se remémorant pathétiquement les poèmes d’amour dédiés par son mari et qui sont en fait de la main du père du réalisateur. Situation de crise retentissant fortement sur le petit Aliocha en ce qu’il est délaissé par sa mère.

En parallèle, la situation d’Ignat est moins tragique parce que Natalia, sa mère, a divorcé et qu’elle refait sa vie, ce qui montre que le destin du petit Aliocha est aussi déterminé par un contexte historique. L’importance de celui-ci est du reste soulignée par l’insertion de documents d’archive sur la guerre (passé) et sur les conflits politiques avec la Chine (présent). La fin d’Aliocha détermine la résolution de la crise : dans la dernière séquence la vieille Maroussia, réconciliée avec son passé, retrouve ses enfants tels qu’ils furent au moment du départ du père. C’est pourquoi on peut tenir cette mort pour un sacrifice (thème éminemment tarkovskien) filial.

Non seulement l’accomplissement esthétique du film est totalement déroutant, mais de plus il véhicule organiquement – et non rationnellement – une réévaluation de notre représentation du monde en fonction des ressources dévolues à l’homme dans un contexte de crise planétaire. Il faut donc s’attendre à une œuvre difficile.

Elle comporte en effet nombre d’énigmes qui sont autant de questions : pourquoi ce bosquet buissonnant centré par le cadrage, pourquoi ce médecin "fou" ? Pourquoi Maroussia grelotte-t-elle en pleine lumière estivale et fume-t-elle une cigarette une seule et unique fois ? Pourquoi le toit de la datcha est-il dépourvu de cheminée ? Pourquoi ce fer à charbon de bois sur un banc et tous ces objets domestiques au dehors, y compris un brasero rougeoyant (en été)? Pourquoi les petits animaux familiers ? Pourquoi les bourrasques ? Pourquoi est-ce une fillette étrangère prénommée Klanka qui renouvelle le combustible d’éclairage de la lampe du plafond ? Pourquoi la même fillette est-elle revêtue d’une pelisse lors de l’incendie en été (encore un anachronisme saisonnier) ?

Pourquoi Maroussia à la campagne est-elle vêtue comme une citadine et pourquoi ne sait-elle rien faire d’autre que la lessive ? Pourquoi ces cadrages ostensibles sur le feu, les flammes, les foyers, les lampes à mèche, les ampoules qui grillent ? Pourquoi ce moulin à café, ce livre ouvert ou ces œufs sur l’appui de la fenêtre, cette lampe brûlant au grand matin, ces meubles et objets qui apparaissent ou disparaissent subrepticement d’un plan à l’autre dans une même séquence ? Pourquoi le petit orphelin de l’instruction militaire a-t-il un rôle si important et pourquoi est-il incapable de faire demi-tour ? Pourquoi ce mouvement de caméra au ras du sol parqueté vers l’instructeur militaire en position fœtale dont les battements cardiaques dominent la bande-son ?

Pourquoi la neige, les plumes, le champ de sarrasin, la chute des feuilles ? Pourquoi l’épisode de l’imprimerie ? Pourquoi les Espagnols ou autres personnages "parachutés" dans l’appartement moscovite ? Pourquoi Maroussia taille-t-elle des débris de bois accroupie sur un parquet portant des traces de neige ? Pourquoi, lorsque Natalia et Ignat ramassent le contenu du sac à main répandu sur le parquet, la caméra cadre-t-elle ostensiblement la salle de bain et les WC aux portes béantes ? Pourquoi La Dame au genièvre de Vinci ? Pourquoi Maroussia âgée ne reconnaît-elle ni son petit-fils Ignat ni l’appartement de son fils Aliocha ? Pourquoi parmi d’autres inexplicables archives cette montgolfière militaire accompagnée du Stabat Mater de Pergolèse etc. ?

Il suffit de considérer que ce sont des métonymies ou des métaphores par lesquelles l’univers du film se déploie pour voir toutes ces énigmes concorder. Par conséquent, les images et les sons ne sont que l’émergence visible d’un univers auquel nous font accéder les stimuli émotionnels du symbolique. Fabuleuse et sensible concrétisation du hors champ devenu le dépositaire cosmique du film ! Il n’y a pas de cheminée parce que sans mari, pas de foyer.

Le père d’Aliocha a abandonné sa famille et sa mère est dans un état de crise proche de la folie qui la fait grelotter dans la chaleur. Elle ne cuisine point (jamais attablée, elle chipe dans les plats de la nounou), ni ne s’occupe de la maison dont semble prendre soin Klanka, mais obsédée de propreté compulsive ne fait que lessiver et repasser (on ne la voit pas repasser mais le fer est là et les vêtements des enfants n’ont pas un faux pli). Elle-même et ses enfants sont impeccablement vêtus pour le Retour improbable, mais elle ne s’occupe pas d’eux pour l’essentiel : la nounou prend la sœur d’Aliocha dans ses bras pour la coucher. La mère est impitoyable avec les enfants : « Le feu ! mais ne hurlez pas ! » leur intime-t-elle sèchement. Aliocha la perçoit comme être monstrueux à la mesure de cette Dame au genièvre dont la ressemblance avec sa mère est accentuée par un jeu de raccord en miroir.

Invivable est Maroussia qui guette jour et nuit le retour de l’homme de sa vie pour qui elle n’est plus rien, à des postes d’observation commandant l’arrivée de la gare : la barrière sur laquelle elle se juche, et la pièce qui sert de salle à manger et parfois de chambre à coucher où, à en croire un certain plan, elle fait dormir ses propres enfants sur un matelas à même le sol. La lampe allumée, le moulin à café, le livre ouvert sur l’appui de la fenêtre qu’elle n’ose quitter, le fer à repasser dehors sous cette même fenêtre, traduisent son incapacité à rester en place et à s’appliquer à une tache donnée. La lampe encore allumée au soleil matinal, sert la nuit de fanal pour guider l’improbable voyageur qui la fait vainement veiller.

On peut aussi se rendre compte qu’elle se précipite parfois au dehors, croyant avoir vu quelqu’un remonter de la gare. Elle laisse alors tout en plan. À un moment dans la pièce vide, un tout petit chiot se trouve sur la commode beaucoup trop haute pour lui, ce qui laisse entendre qu’elle le tenait dans ses bras et happée par l’espoir l’a posé là, puis oublié.

Même assise sur la barrière surveillant la route de la gare son corps se partage entre deux directions, seul le buste étant en réalité tourné vers l’extérieur. La fumée de cigarette et le fer à charbon de bois assorti de son brasero figurent également le chemin de fer qu’on entend siffler dans le lointain et qui symbolise l’abandon dans tout le film.

La caméra au ras d’une latte de parquet se déplaçant au rythme cardiaque de l’instructeur en position fœtale pour se protéger de la grenade censée exploser, suit la double rainure parallèle comme une voie ferrée, de sorte que le battement devient sous cette contrainte visuelle un halètement de vapeur.

Ce militaire provisoirement instructeur en raison d’une blessure à la tête est amoureux, mais le spectateur est averti par des indices qu’après sa convalescence le retour au front lui sera fatal. L’amour frustré est le motif qui le rattache à Maroussia, comme celui du petit orphelin inapte au demi-tour parce que ce serait affronter l’épisode de la mort de ses parents au siège de Leningrad : le regard en arrière tenant en effet lieu de flash-back dans le film. La neige dont la douceur s’associe à l’amour dans la langue russe ou ses métaphores, la chute de plumes ou de feuilles légères, les fleurs de sarrasin, etc., représente le pôle de l’amour.

Le champ de tir est un couloir parqueté dépourvu de toit et couvert de neige comme le couloir où Maroussia récupère pour se chauffer des débris de bois provenant sans doute du bombardement de la toiture.

Or la parenté analogique entre les personnages souffrant par amour est loin de s’arrêter à la situation affective personnelle. Maroussia sur sa barrière ne fait pas qu’attendre son mari, car elle fait face à une vaste échappée par où le monde semble pouvoir s’engouffrer, annulant l’impression d’isolement forestier de la datcha. Elle est ainsi menacée par la guerre et notamment par l’explosion nucléaire que figure ce fameux bosquet au centre du champ par ses allures vagues de champignon atomique. Il ressemble en tout cas au nuage de la première explosion japonaise sur le document d’archive en insert, et la violente bourrasque qui semble émaner de lui le corrobore.

Car l’individu tarkovskien est solidaire du monde, qui est la condition fondamentale de son existence, et dont la survie est en retour sous sa responsabilité. Être solidaire des réfugiés espagnols, c’est s’opposer à la destruction du monde. Le sentiment de responsabilité de la femme cependant est accru par le sens de la maternité. Si la procréation – que symbolisent les œufs – est menacée, le monde l’est aussi. La protection des jeunes animaux et jeunes pousses végétales est aussi vitale puisque la biosphère est un tout indivisible.

Konrad Lorenz a montré que le caractère mignon commun aux bébés et aux petits animaux déclenchait chez les humains les mêmes réflexes protecteurs. Les petits animaux, chaton et chiot de la datcha, représentent cette responsabilité de Maroussia. C’est pourquoi, concave, la barrière semble ployer sous la femme comme si elle était grosse bien que censée dormir seule. La position fœtale et la cicatrice crânienne du militaire battant comme un petit cœur sous le péritoine, évoque la même vulnérabilité mais accrue par la présence concrète de la chose militaire.

Une montgolfière militaire montrée dans un insert d’archive, elle-aussi paraît une femme grosse démembrée rattachée par une corde ombilicale au petit bonhomme suspendu au-dessus du vide. Le Stabat Mater d’accompagnement exprime alors la souffrance de la mère du Christ qui renvoie au thème tragique de la séparation définitive.

Fidélité au mari perdu n’entraîne cependant pas fidélité sexuelle. La sexualité se dérègle lorsque l’instinct sexuel ne trouve plus à se satisfaire dans des formes socialisées. Maroussia entretient des rapports ambigus avec Liza à l’imprimerie. Elle est aussi beaucoup plus attirée qu’il n’y paraît au premier abord par le médecin égaré. Celui-ci incarne par maints aspects, que l’on ne détaillera pas ici, la tentation dionysiaque. Le symbolisme sexuel du craquement de la barrière sous leur poids, suivi d’une chute commune est assez fort pour être évident.

De là un thème latent de l’avortement, clairement indiqué notamment par les WC et la salle de bain associés à quelque chose de sale et d’impur qui serait tombé du sac à main de Natalia. Le mot russe griaz prononcé à ce propos a des connotations très fortes de déchet répugnant et de souillure. Le médecin égaré qui fait aussi allusion à une vis ou à un clou, se trouve à terre après la chute, les jambes passées par-dessus les rondins dans la posture gynécologique. La vie fœtale que métaphorisent des flammes encloses apparaît d’autant plus menacée que le feu représente à la fois la vie et les forces de mort, comme l’explosion nucléaire.

Plusieurs plans de main féminine devant la flamme indiquent que la femme mime par amour la vie sous le péritoine. Ce qui pointe en même temps la conscience des dangers du monde, à désigner la fragile transparence de cette paroi, perméable aux rayonnements mortels. Le tragique est dans cette ambivalence symbolique. Les forces de vie et de mort ont même apparence. Le bosquet "atomique" n’a-t-il pas l’air d’un nid ?

En définitive Le Miroir, en tant que travail subjectif de la mémoire, accomplit surtout une quête qui est celle de la paix extérieure et intérieure. Le comportement aberrant de Maroussia a lentement tissé un profond malentendu entre la mère et le fils-narrateur. Seule la mort de ce dernier peut réconcilier par sacrifice sa mère avec son passé, car on ne refait pas ce qui est l’étoffe même des années. On voit dans la dernière séquence où Maroussia vieille retrouve ses enfants petits, que le laps de temps correspondant au malentendu irréversible s’est aboli : « sculpter le temps » tâche que Tarkovski assignait au cinéma.

Dans Le Miroir, le temps apparaît comme ce qui ronge l’amour et sépare les êtres. Il faut en quelque sorte court-circuiter l’espace-temps pour restaurer l’amour. Voilà le sens profond des anachronismes saisonniers du film.

Dès le départ la chronologie est déstabilisée pour accomplir le travail de rassemblement, au moyen d’incessantes allées et venues entre les époques. Il suffit de tourner la tête pour être transporté instantanément à d’autres moments. Mais on peut aussi les capter dans Le Miroir. L’image spéculaire de l’incendie ne reflète nullement le réel : elle ressemble plutôt à un champignon atomique. Des anomalies indiquent un ébranlement de la temporalité naturelle libérant les contraintes spatio-temporelles ordinaires en vue d’un espace-temps ordonné à l’amour.

Les faux-raccords, qui font apparaître ou disparaître des objets dans une même séquence équivalent à des sautes de temps. Comme lorsque la grand-mère ne reconnaît pas son petit-fils ou lors de l’apparition et la disparition soudaine de le vieille "aristocrate" qui prend le thé dans l’appartement de Moscou, etc.

On voit donc que les énigmes énoncées (il y en a d’autres) se résolvent, tout en s’avérant interdépendantes au sein d’un système émotionnel impliquant une cosmologie originale. En bref, une sublime exception cinématographique, capable d’empoigner à vie une conscience sans jamais la laisser en repos.

Titre original : Zerkalo

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Durée : 110 mn


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