Le Cancre

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Entre rêves et réalité, un beau film aux échos autobiographiques.

Paul Vecchiali revient avec un film en forme d’autoportrait, qu’il dédie à son premier amour, Marguerite, retrouvée à soixante-dix ans de distance. Le film met en scène, autour de cet élément autobiographique, des personnages de femmes qui ont partagé la vie de Rodolphe (Paul Vecchiali) et qui gravitent autour de lui, chacune s’invitant spontanément dans sa maison, chacune mise en portrait dans des plans rapprochés ou de taille, seule ou aux côtés de l’homme qu’elle a aimé et qu’elle croit encore riche. Dans ce guêpier pour abeilles, ce noyau dur autour duquel tout gravite, la relation de Rodolphe et de son fils Laurent qui, cherchant sa voie, s’est installé chez son père, marque l’épicentre. Cette relation, seule constante au cœur de tant d’autres fuyantes, seule épargnée par les regrets et la nostalgie, filtre les entrevues mélancoliques de Rodolphe avec de ses anciennes amours, les souvenirs du passé qui le rattrapent et l’empêchent de dormir.

Multiplication des personnages

Les discussions du père et du fils, dont le franc-parler électrise leur relation empreinte d’une tendresse infinie mais jamais exprimée, et celles de Rodolphe avec les femmes de sa vie, se déploient au premier plan, avec en toile de fond Marguerite comme dénominateur commun. Chacune de ces discussions capture l’écho du premier amour, qui se détache du chœur féminin. Dans le foyer plongé au centre de l’intrigue, vient s’insérer l’action qui comme les ex s’incruste parfois de force (les huissiers farfelus, le faux fils), de la même façon que les souvenirs de Rodolphe viennent hanter sa mémoire. On s’invite à l’écran (la caméra fixe attend une présence frontale), on le pénètre (les Dupont), on s’incruste dans le cadre et dans l’espace.

La maison est témoin du défilé de toutes ces femmes qui viennent occuper, comme dans le cœur de Rodolphe maintes fois ouvert, des lieux différents, chacune de ces femmes étant représentée dans des tableaux vivants, tournés souvent en longs plans-séquences fixes, autant de portraits individuels qui additionnés les uns aux autres permettent de se figurer Marguerite. La maison est aussi témoin d’une accumulation de personnages loufoques et délurés tout droit sortis d’une bande dessinée, d’inconnus de passage, de connaissances issues droit du passé, ou de personnages fictifs tirés du somnambulisme de Laurent, que l’on tient pour vrais au départ, tant le film baigne dans le fantasque.

 

Rêves et réalité

Le fantasque fait pencher le film vers un surnaturel amené à la fois par l’image (l’éclipse soudaine de la première femme qui se retrouve comme par enchantement sur le canapé alors qu’elle était debout devant le miroir), par les dialogues, qui rebondissent au gré d’une gymnastique de jeux de mots redondants et de rimes à la Demy – lesquelles nous propulsent jusque dans la fabrique de frites de Simone Dame (Les Demoiselles de Rochefort, 1967), et par le son, avec l’intrusion de bruits de cloche et de criquets irréels.

L’irruption de ces sons, en même temps qu’elle distille de l’étrangeté, donne au film un rythme musical, agrémenté par l’entrecroisement des voix in et off de Rodolphe, ses paroles réelles et celles de ses pensées. Cela annonce l’hommage demyen plus explicite, la chanson des deux femmes agenouillées auprès de Rodolphe, allongé sur une chaise longue comme sur son lit de mort – tableau romancé et comique de deux voix aiguës qui s’unissent pour lui prendre son argent et lui donner en échange un tableau ignoble, mise en abyme de tous ses portraits individuels de femmes, et manifestation de sa vieillesse qu’il contemplera plus tard tel un Dorian Gray raté, conservant à la fois sur la toile et sur son visage réel les rides du grand âge. Rêves et réalité s’entremêlent, voix intérieure et extérieure communiquent, et le film s’implante finalement dans le réalisme, car sur l’écran se déploie une narration généreuse qui nous montre tout (les rêves et la réalité, la conscience et les actions brutes, toutes les vérités, toutes les réalités).

 

Une ode à la vieillesse

Cette ode à la vieillesse est aussi un traité de la mémoire ; il est question de protéger ses biens matériels (les huissiers pouvant s’en emparer d’un moment à l’autre) tandis que résonne la conscience tiraillée par les souvenirs. La sensation de vieillir (les nuits agitées et brusquées par les cauchemars, les allers-retours aux toilettes) s’inscrit dans une théâtralité déjantée, rythmée par les entrées et sorties des personnages dans un unique lieu comme sur les planches. Les vêtements qui reviennent comme des costumes de théâtre et qui annoncent d’emblée l’action (le pyjama de Laurent qui nous fait savoir d’avance qu’il est en pleine crise de somnambulisme) relèvent aussi du théâtre ; chaque personnage est un comédien.
 
Comme pour mieux s’identifier au sentiment de Rodolphe, Vecchiali fait jouer dans son film des actrices que nous connaissons, et que nous savons être de l’entourage du réalisateur (il a déjà tourné avec plusieurs d’entre elles), et les visages usés, les cheveux blanchis des corps les placent dans un présent chargé d’un passé vécu ensemble. Porté par sa constante volonté de théâtralisation, le récit joue sur des symétries et une construction narrative en boucle. Ainsi, le début qui commence par des vagues et qui annonce déjà la romance, ressurgit à la fin, dans un même décor. Ces symétries, ces redondances, semblent là pour refléter la réalité de la vie, où souvent l’on joue plusieurs rôles à la fois.

Marguerite se fait attendre tout le film, on imagine les mots futurs échangés, mais la discussion espérée ne vient pas. C’est qu’il s’agit ici de la vie, et non pas d’un conte, malgré les apparitions irréelles, comme celle de Marguerite semblant flotter dans une lumière blanche immaculée sur les vagues – dernière vision de Rodolphe, avachi sur sa chaise longue à la plage, et mourant comme on meurt à Venise.

Titre original : Le Cancre

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Durée : 116 mn


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