Le Beau rôle

Article écrit par

John Hughes et « Crazy, Stupid, Love », relus par William Lebghil et un scénariste de « Platane ».

Pince-mi, pince-moi, pince-coeur et pince-sans-rire. 

Lors de l’avant-première du 5 décembre du film Le Beau rôle, son réalisateur Victor Rodenbach prenait le temps de dire, en son nom et en celui de son ami William Lebghil, que leur projet de long-métrage avait vraiment pris forme et réalité à partir du moment où Vimala Pons s’était jointe à eux. C’est probablement vrai, mais à ce trio de noms, il nous semble également important d’ajouter celui de Pauline Bayle, autrice plus connue dans le monde du théâtre, notamment pour ses mises en scène d’Homère et de Balzac où des acteurs et actrices travesti.e.s jonglent avec des dizaines de rôles comme autant de patates chaudes. Dire que le script du Beau rôle aurait pu être monté et joué au Théâtre Public de Montreuil, dont elle est directrice, ne serait pas exactement vrai, et pourtant, il y a bien quelque chose de Baylien dans le récit, notamment vis-à-vis de ce personnage de Nora, interprétée par Pons. Nora a soit été écrite par Bayle avec sa méthode habituelle, c’est-à-dire avec indifférence ou malice quant à la question du genre de qui allait l’incarner (la recette de la metteuse en scène obsédée qui ne fait pas la différence entre sa vie artistique et sa vie romantique, et qui attend beaucoup d’engagement de la part de son acteur principal/petit ami, c’est une situation qu’on connaît bien, mais qu’on connaît avec les pronoms inversés : c’était, entre autres, déjà ce qu’était Adam Driver dans Mariage Story, en 2019), soit par Rodenbach en utilisant une muse déterminée, passionnée, et léonine comme modèle. Rodenbach et Bayle sont en effet en couple à la ville, et Nora occupe une position similaire, dans son petite monde de théâtre, à celle que Bayle occupe dans le sien. Dans le film, ça se passe à Reims plutôt qu’à Montreuil.

Est-ce qu’on assiste à une citation verbatim de la réalité, à une reconstitution documentaire d’un vrai passage à vide, quand Nora fond en larmes et déclare être fatiguée d’être la débrouillarde désignée, la résiliente de service, celle qui doit trouver toutes les solutions, entendre toutes les réclamations, dans sa troupe ? Peut-être. Peut-être pas. Mais cette crise de nerfs est touchante dans un cas comme dans l’autre. Elle témoigne d’une volonté d’écrire au ras des émotions, et elle s’inscrit dans l’insistance du film à faire un partage équitable des défauts, des frustrations, des insatisfactions et des insécurités entre les deux protagonistes de cette comédie romantique. Elle aide à ce que le film ne le donne jamais tout à fait à l’un ou à l’autre, ce « beau rôle » éponyme. Le long-métrage en est convaincu, dans les couples modernes, tout le monde pleure, tout le monde crie, tout le monde est débouté, et tout le monde est dégoûté, chacun bien à son tour. On a à faire à une sorte de comédie de remariage post-Tinder : tout le monde sait qu’il est potentiellement à un match près de trouver un partenaire plus attirant, plus avantageux ou approprié. Aussi, personne ne se sépare plus par erreur ou par malentendu, par bêtise ou par nécessité de savoir que l’autre se voit bien et nous voit bien comme on le souhaiterait. Tout le monde se sépare par besoin d’explorer, ou par peur de l’engagement quand on sait qu’il est amovible et reconfigurable. Tout le monde se sépare parce qu’au fond, de nos jours, on doit tomber amoureux deux fois : une première fois, de l’originalité de l’autre, et une deuxième, de sa familiarité, ou inversement. Une première fois parce qu’il nous excite et nous transporte, l’autre parce qu’on découvre, avec surprise, qu’on est bien durablement sur la même longueur d’onde. En ce sens, Le Beau rôle est un peu une histoire d’amour « 2FA », à valider en 2 étapes.

Une bon addendum au dernier cycle de conférences du forum des images : Refaire l’amour

Le copain de Nora ? Henri, interprété par Lebghil. Elle lui fait du rentre-dedans décalé et désireux, comme seule Pons aurait pu y donner vie, dans la première scène du film. Elle mène avec lui, pendant au moins quelques saisons culturelles, une vie épanouie, racontée dans le générique de début sur fond de musique de Bonnie Banane. À première vue, Henri est très satisfait de son quotidien avec Nora, de leur petit univers commun très moderne, saveur « survets & stabylo », « grecs et quinoa ». Mais il a aussi envie d’essayer de nouvelles choses, de grandir, en tant qu’acteur. Sous les conseils de son agent, Sam (Xavier Lacaille), il décide de ne pas laisser filer l’opportunité de jouer dans son premier film, sur le tournage duquel il rencontre François (Jérémie Laheurte), acteur beau gosse dont le succès explique qu’il croit à ce point à la pensée positive baba cool, et Lou (Bayle), costumière énigmatique et caustique qui a plein de tuyaux et des entrées partout. La vie d’Henri s’épaissit : d’un côté, il y a sa compagne, et sa compagnie, en Champagne-Ardenne, qui comptent sur lui, et de l’autre, au bout du quai de la gare TGV, une existence parisienne décomplexante, qui lui tend les bras et ne demande qu’à être cueillie. Henri, épuisé, comme tous les super-héros qui mènent une double-vie, se désinvestit de l’une de celles-ci. Son couple bat de l’aile, puis périclite. On se souvient que dans la saison 2 de Platane, acte d’auto-dérision si formidable en proportions qu’il ne pouvait que dissimuler un égo immense, Éric Judor dans son propre rôle voyait sa copine s’éloigner de lui au profit d’autres hommes du monde du spectacle : Guillaume Canet, ou Ramzy Bédia.

Ici, même procédé en moins acide, avec François qui démarche Nora pour repêcher la place d’Henri dans sa représentation d’Ivanov, ou avec Niels (Timothée Robart), le jeune assistant mise en scène qui n’a encore qu’un duvet bien taillé plutôt qu’un vrai bouc. Rodenbach, qui a débuté en tant qu’auteur sur les scripts de Platane incriminés, montre qu’il en a donc retenu une leçon : les ruptures, c’est confus. Ça a souvent une cadence stop-and-go, ça se déroule par paliers, autant dire par épisodes. L’occasion est aussi bonne qu’une autre pour préciser qu’entre Lacaille, Laheurte, Robart et d’autres, Le Beau rôle travaille pas mal sa galerie de personnages secondaires, les amis des héros ou leurs rivaux étant des éléments indispensables dans ce genre d’histoires. Cet aspect standardisé, cette efficacité, disons, professionnelle du long-métrage lui donne un aspect appliqué – au sens d’application, d’appstore. (Les fiches personnages de ces seconds rôles peuvent sans doute toutes tenir et être formulées comme sur des bios OkCupid). Mais si le film est algorithmique, il l’est d’une manière touchante, d’une façon qui maintient notre attention. Il a la texture d’un vieux sweat qu’on a gardé d’un ex avec qui on est encore en bons termes.

Se kiffer, se quitter : organigramme de ce qui pourrait se passer.

Bien tôt, Henri rencontrera des cinéastes qui l’aideront encore plus à changer de rythme, qu’ils soient exigeants comme Noémie (Antonia Buresi) ou philosophes et désinvoltes comme Nathan (Bruno Podalydès). Mais dans Le Beau rôle, l’idée n’est pas de montrer l’apprivoisement d’un jeune loup je-m’en-foutiste comme Pio Marmaï/Jocelyn Quivrin dans Maestro. L’idée n’est pas non plus de montrer un escroc pétillant et gouailleur qui se liquéfie et perd ses moyens pendant les répétitions comme Vincent Lacoste dans Mes jours de gloire. Si Le Beau rôle restera en tête, beaucoup plus pour ce qu’il dit ou ne dit pas de l’industrie du spectacle, c’est pour ce qu’il a la clairvoyance de définir et de mettre en forme sur les couples contemporains. L’amour, c’est magnifique, c’est transcendant, c’est bouleversant, mais c’est aussi une série de cases dans un emploi du temps, et les journées ne font que 24 heures. Tout choix est un renoncement, et si Henri souhaite vivre de son art de la manière renouvelée qui lui convient le mieux, il devra forcément cesser de vivre de son art de la manière qui convient le mieux à Nora : à ses côtés et avec leur langage commun, si développé qu’ils n’ont plus besoin de parler pour s’entendre. Pour autant, on s’en souviendra, le moment où Henri a le plus l’air de s’amuser en jouant, ce n’est pas l’une des expériences qu’il vit sur un plateau de tournage, consignée sur une feuille d’appel, ou filmée par une caméra d’audition. C’est bien la scène où, affranchi et blagueur, il joue un sorcier façon « chanson de geste » dans un petit spectacle donné par les neveux et nièces de Nora. Après tout, ça sert à ça aussi, le cinéma : à voir William Lebghil cabotiner, vêtu d’une exquise robe à la Gargamel ! La connivence de Nora et d’Henri est destiné à perdurer, d’une façon ou d’une autre. Cette scène nous le montre, leurs enfants intérieurs aussi étaient tombés amoureux l’un de l’autre – quand on est impressionnés par notre partenaire quand il se montre doué avec les enfants, plus que par la perspective d’avoir des rejetons avec lui, on est charmés par une chaleur qu’il pourrait aussi avoir face à notre propre candeur, à notre propre vulnérabilité. Tel Yvain devant séduire Laudine, ou Géraint, Énide, Nora et Henri vont devoir se reconquérir, se réapprendre malgré les hésitations, malgré les périls sentimentaux. Ils le feront au sein de belles enluminures modernes, gravures illustrées de sneakers, de coupe-vent et de bananes.

La seule entrave à ce que le récit soit exactement aussi bien que ce qu’il promettait – ni plus et ni moins – est alors un manque de contraste entre Paris et Reims. La vie théâtrale d’Henri à Reims ne démérite pas beaucoup, visuellement, face à sa nouvelle carrière telle que montée à la capitale. La ville de Kyan Khojandi est quand même un grand centre urbain ! On y trouve peut-être pas aussi facilement du LSD qu’Henri en trouve auprès de « Chaman » (Lionel Dray), mais on peut malgré tout y vivre des aventures et des anecdotes de foufou – de fait, Henri y vivait bien des aventures. Question retour à Reims, le long-métrage laisse donc à désirer.

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