Lars von Trier ? Question de point de vue…

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Il serait mentir de dire que Lars von Trier, au-delà de ses récentes frasques cannoises, est un cinéaste facile à aimer. Explications.

Peu de cinéastes contemporains contraignent autant que Lars von Trier à se positionner vraiment, radicalement, sans compromis. Chaque film du Danois est en effet, depuis son trouble Element of crime (1984), mais surtout depuis l’avènement du Dogme 95, suite à la présentation cannoise des Idiots en 1998, davantage qu’une proposition artistique, une forme de défiance à l’égard des défenseurs d’une certaine « morale » du cinéma. Penser quelque chose d’un film de Lars von Trier, c’est, plus encore que tenter d’en formuler une évaluation à peu près intelligible, s’engager plus que nulle part ailleurs dans l’expression d’un seuil de tolérance tout personnel quant aux possibles des images, leur sens mais surtout leur direction.


LvT, Usual suspect ?

Blague à part

Comment se positionner en voyant Nicole Kidman subir, boulet au pied, les humiliations de toute une communauté, se faire passer dessus par l’homme supposé au départ lui tendre la main ? Où se placer face à l’exposition étape par étape de l’exécution de Björk, aux dernières minutes de Dancer in the Dark (2000), sa seule Palme d’or à ce jour ? Charlotte Gainsbourg, toute nue, jambes écartées, se masturbant vraiment sous nos yeux : audace ou complaisance, pure pornographie ou franchissement pertinent des limites de l’incarnation ?

Ce qu’il faut lire dans cette énumération ô combien partielle des scènes « choc » de ses films (pour beaucoup, dont l’auteur de ces lignes, Lars von Trier, ce n’est finalement presque que ça : de l’esbroufe, du matuvuisme même pas choquant, à peine embarrassant) ? Effectivement un positionnement « contre », le rejet sincère d’un cinéma qui, à quelques beautés près, peut être vu comme rien d’autre qu’une vaste blague surévaluée, une escroquerie d’autant plus passionnante que nombre d’avis clairement opposés prouvent qu’il y a bien sûr plus. Il importe moins au fond de trouver le principe du Dogme un peu comique, crier que Les Idiots est juste un film nul, vouloir trouver dans les images les moins défendables de von Trier la preuve de la possible abjection de l’homme que de ne jamais perdre de vue que quoi qu’il fasse, il aura su s’imposer en moins de trente ans comme un auteur à part entière, un cinéaste qui compte.

De ceux dont le talent ne se mesure pas à la seule respectabilité de l’œuvre, la seule beauté d’un film, mais à l’aptitude à faire de chaque film rien moins qu’un fait, un corps, une réalité se devant d’être prise en compte, qu’on le veuille ou non. Adepte de la caméra portée, d’une approche sensiblement brechtienne du jeu, conférant à chaque prestation d’acteur une dimension au moins duelle (plein engagement physique mais distanciation toujours visible, précisément parce que, davantage que la fiction, la situation, c’est surtout la captation de cet investissement qui interpelle), Lars von Trier a pour lui d’être avant tout un grand filmeur, un cinéaste pour qui rien n’a plus de valeur que le tournage, la prise (première, sixième…) et tout le jeu de transparence qui les accompagne.

 

Les Idiots, ou Le Grand bluff ?

Le goût de la prise

Chacun de ses films interpelle, fascine ou dérange avant tout à partir de ce que l’on y voit, de ce qui s’y donne ou retire d’un certain réel. Prime moins ici le plat que l’épluchure des légumes, à la rigueur la préparation. Mieux encore : très filou, l’auteur de Dogville semble se plaire à relever la sauce d’une pincée de sel ou de poivre supplémentaire, de la dose d’épices nécessaire à titiller les papilles durablement. La valeur de la recette se mesurerait alors aux litres d’eau ingurgités en un repas, telle serait la devise du grand Chef. Métaphore culinaire qui, bien qu’incertaine, se veut surtout une référence à la fascination notable de LvT pour ce qui ne passe pas facilement (à l’image, dans l’estomac), se digère mal, les mixtures aux ingrédients suspects.

The Element of Crime, Epidemic (1987), Europa (1991), The Kingdom (1994-97), tous ses premiers films s’offrent ainsi comme des œuvres protéiformes, autophages, mettant en crise le principe même de représentation. En même temps qu’une fiction plus ou moins identifiable sur la longueur, c’est l’idée d’une absurdité de la fiction qui animait ces œuvres inaugurales, un principe de surcharge, d’évidement, d’alternance chromatique, travaillant à malmener au maximum l’attention, significatif d’un refus de l’installation, de la ligne claire et de la grâce aussi déroutant que stimulant. Quelque chose de « différent » semble depuis toujours animer l’art de von Trier, suggérant qu’au-delà de la présentation d’un beau film équilibré, prévaudrait surtout la fabrication d’images autonomes. D’où que, quel que soit le degré d’adhésion au film, c’est sur la conviction d’avoir en tout cas vu « quelque chose », au sens le plus primitif du terme, que repose in fine l’évaluation.

Faisant avant tout spectacle de la matière du film, ses composantes (la pellicule ou le numérique, le corps, l’énergie puis l’épuisement des acteurs, des cartons découpant le récit en actes, etc.), LvT s’est ainsi imposé très tôt comme un auteur franc du collier, mettant les pieds dans le plat, escroc peut-être, mais assez gentleman pour laisser à disposition toutes les ficelles de ses manipulations. Le projet Dogme 95, Les Idiots n’avaient en ce sens d’autre motivation, suite au sacre du mélodrame « classique » Breaking The Waves (Grand Prix du jury au Festival de Cannes 96, rien moins que le film de sa consécration à l’échelle internationale, le faisant entrer dans la cour des grands noms du cinéma contemporain) que celle de revenir à ce qui n’a, au vrai, jamais cessé de le travailler : l’incroyable facilité de faire un film ; la possibilité, une fois le statut de cinéaste officiellement acquis, de s’imposer ses propres règles ; la jouissance de tenir une caméra et simplement filmer, faire image de tout ce qui le veut bien.

 



Breaking the Waves
, l’âge du Coeur d’or

Trop humains ?

Si cette franchise dans les intentions est en elle-même tout à fait honorable, tout sauf répréhensible, ce serait plutôt la tendance du cinéaste à sur-signifier, faire des films tapageurs, peu généreux, par trop conformes à l’esprit de son seul cinéma (de plus en plus autarcique) qui finit par vraiment irriter. Dogville (2003) ? Objet intéressant, tenant en effet une heure durant un passionnant dispositif, où le principe d’abstraction du décor finit par prendre, conférant au jeu des acteurs (de son actrice surtout, alors au top de sa carrière) une puissance d’incarnation vraiment peu commune. Avant que ne s’immisce, la fin approchant, le vice caché de chaque personnage entourant le « Cœur d’or », le soupçon puis la conviction que cette distanciation, ce principe d’abstraction formelle est surtout un moyen de mieux surligner la vacuité des gestes, trajectoires et motivations de bien grossières marionnettes. Cette clarté de trait, un peu nouvelle chez l’auteur d’Epidemic, est au fond symbolique d’une fausse sagesse. Mieux voir équivaudrait alors moins à s’identifier à ces figures à l’apparence humaine qu’accompagner du regard le tracé, par le biais de leurs divers engagements, de l’interminable ligne brisée d’une histoire jouée d’avance : celle de la chiennerie humaine, de ces diables d’hommes, femmes et enfants décidément irrécupérables.


Antichrist, the opposite of sex…

Pas tellement loin, l’hystérie terminale du personnage de Charlotte Gainsbourg, dans Antichrist, qui, après avoir vécu le drame de la perte d’un enfant, voit sa dépression se muer en énergie sexuelle puis en pulsion punitive et autodéstructrice : anéantir rien moins que les outils du plaisir, soit le sexe de son mari et son propre clitoris. So what ? Du scandale, des cris d’orfraie, des images choc (encore et toujours), un presque logique prix d’interprétation féminine pour une actrice certes admirable, mais dont précisément la performance est le tout du film, sa raison d’être sans rivale ni partage (Willem Dafoe ne trouvant finalement sa place que par défaut, en résistance). Là où, au moins, Nicole Kidman, Björk ou Emily Watson, si elles étaient les corps porteurs de toute l’injustice du monde, existaient encore parmi les autres, fussent-ils infréquentables. Il y a toujours eu ceci de fascinant et suspect chez von Trier que la question des rapports humains, des liens (familiaux, amoureux, sexuels, amicaux, professionnels) entre les êtres constituant la communauté humaine ne se présente au final que comme jouée d’avance, vaine, vouée à n’aboutir qu’au rejet violent, à la rupture, voire, soyons fous, à l’extermination !

You’re not alone

Melancholia est à cette aune, paradoxalement, l’un de ses films les plus optimistes concernant au moins cette question de l’humanité. Tout le petit monde gesticulant durant la première heure (parents divorcés, amis, mari d’un soir et tutti quanti), s’il n’infirme pas le peu d’optimisme de LvT concernant les rapports humains, semble n’exister cette fois que comme le pur et simple négatif d’une deuxième heure où, tout de même, l’espoir d’une union, d’une solidarité se dessine. Claire et Justine, les deux sœurs respectivement incarnées par Charlotte Gainsbourg et Kirsten Dunst, si le sort en est jeté pour elles comme pour leurs compères enfin disparus du champ, sont peut-être bien les tous premiers personnages du cinéma de von Trier à vraiment se trouver, ou du moins ne pas se perdre de vue avant l’inévitable désastre.

 



Melancholia : Sisters Queens

Impuissantes face à ce qui de toute manière n’est plus de leur ressort (Kiefer Sutherland, sauveur sinon du monde, au moins de la nation américaine durant l’éprouvante première décennie 2000, ne saura pas lui-même riposter face à Melancholia), Claire et Justine, avant de choisir de partager leurs ultimes secondes – toute rupture n’ayant d’évidence plus lieu d’être –, auront chacune incarné dans cette deuxième partie des philosophies également défendables face à la certitude de la mort. Soulagement, du côté de Justine, de trouver en la planète Melancholia la réponse à ce poids qui la ronge depuis trop longtemps (elle souffre depuis des années d’une très forte mélancolie, confinant sur la fin à une véritable dépression). Instinct de survie, du côté de Claire, pour qui, outre sa propre envie de vivre, il est juste inconcevable que son fils n’ait pas d’avenir.

Si tout est déjà joué, comme toujours chez LvT(1), Claire et Justine apparaissent comme des figures vivantes, réfléchies, au moins illusoirement maîtresses de leur trajectoire finale. Par là même, elles deviennent les premiers personnages vraiment positifs d’un cinéma trop longtemps soumis au diktat de la dépense en pure perte. Le dernier plan de Melancholia, représentant le pire, se révèle alors le plus beau et désiré qu’il ait jamais donné à voir.

NB : Longue hésitation, lors de l’écriture de ce texte, à dévier du côté du scandale cannois, des propos certes ambigus du bonhomme von Trier, mais insuffisants à conclure définitivement sur son cas. Si, comme dit plus haut, nombre de ses films, des images constituant ses films restent sujets à caution, profiter de la sortie de ce dernier opus (que nous défendons donc sans réserve) pour se demander si LvT est vraiment nazi relèverait bien sûr de l’inexcusable hors sujet.

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(1) Mickaël Pierson fait d’ailleurs dans sa critique un parallèle particulièrement fort entre ce film et le dernier Malick, qui, s’il est également travaillé par la question de l’humanité, son sort, ses repères, la regarde à l’inverse du côté de son origine, sa naissance, sa perpétuation au delà du temps et de tout principe immuable de rationalité.

 

Lars von Trier, ©Films sans frontières


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