L´Armée des douze singes et les images persistantes de Chris Marker

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Terry Gilliam s´inspire de « La Jetée » de Chris Marker et cristallise avec « L´Armée des douze singes » ce qui caractérise son cinéma.

C’est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. L’histoire du photo-roman de 1962 de Chris Marker, La Jetée. Celle d’un homme, au lendemain de la troisième Guerre mondiale, que des scientifiques font revenir dans le passé pour changer le cours de l’Histoire. Un homme choisi pour le souvenir d’un instant qu’il a vécu enfant et qui n’a cessé de l’obséder depuis : le visage d’une femme, un coup de feu sur la jetée de l’aéroport d’Orly.

Cette histoire d’un homme perdu entre plusieurs époques, vivant dans un futur déshumanisé et contraint de retourner errer dans le passé, le studio Universal la propose à Terry Gilliam en 1995 avec un scénario intitulé «12 monkeys ». Écrit par David Peoples (Blade Runner, Impitoyable…) et par sa femme Janet, cette aventure, inspirée de La Jetée de Chris Marker, enthousiasme Gilliam qui y trouve instantanément les principaux thèmes et figures qu’il avait développés jusqu’alors : l’imaginaire comme refuge, l’Homme contre l’autorité kafkaïenne et un héros en marge d’une société qu’il combattra avec ses rêves. Dirigeant pour la première fois des acteurs que l’on qualifierait aujourd’hui de « bankable », Gilliam refuse de regarder le travail de Marker avant la fin du tournage de son propre film, et tend à rendre son Armée des douze singes le plus personnel qui soit. Originale et totalement cohérente dans sa filmographie, l’œuvre du cinéaste reste pourtant très fidèle à La Jetée et au récit originel, l’ex-Monty Python filmant d’une part un homme emprisonné dans son époque et, d’autre part, présentant l’amour, l’imaginaire comme seules échappatoires possibles.

L’homme dans la machine

Le héros de L’Armée des douze singes, James Cole (Bruce Willis), vit en 2035 sur une Terre ravagée par une guerre mondiale apocalyptique. Guerre nucléaire chez Marker, bactériologique chez Gilliam, la menace de chacun des films est celle de leur époque mais le résultat est sensiblement le même : très peu de survivants, asservisseurs ou asservis, et une planète inhabitable en surface. Proche des films précédents de Gilliam, le futur qu’il nous propose ici ne nous est pas inconnu. Ambiance lugubre, architecture menaçante et décors faits de bric et de broc émergeants tels les vestiges d’un passé détruit, on pense bien entendu à la froideur clinique de Brazil, aux ruelles sombres de The Fisher King ou aux amas d’objets délirants qui constituaient les cadres des Aventures du Baron Munchausen.

 
Le personnage même de James Cole nous semble familier. Enfermé comme de nombreux autres prisonniers dans une geôle de son présent de 2035, il est désigné volontaire pour une grande mission : retourner en 1996 pour sauver l’humanité. Face à James, Gilliam place une figure qui lui est chère, celle de l’autorité patriarcale. Exit les bureaucrates de Brazil, c’est, comme dans La Jetée, aux scientifiques que l’on doit désormais rendre des comptes. La manière dont Gilliam nous présente ce pouvoir scientifique (légitime car lui seul peut sauver l’humanité) contient toute l’ambiguïté de son film. En effet, L’Armée des douze singes vit dès la première scène à travers les yeux de James. Cette subjectivité prend corps par le récit qui s’articule autour de lui, mais également par la représentation plastique de l’univers qui l’entoure. Environnement et visages déformés par l’usage de courtes focales, perspectives faussées, la paranoïa qui se dégage du film est celle de James. Rares seront les moments où le héros de Gilliam pourra vivre paisiblement dans le cadre car, sans cesse agressé par le récit, il le sera également par la caméra. Plongée, contre-plongée, l’homme de 2035 semble subir chaque minute d’une aventure qui le place au centre d’un univers clos. Véritable objet pour les scientifiques (le code barre tatoué sur sa nuque en témoigne), cobaye, ce traitement de Gilliam rappelle sans arrêt la fonction même de son héros. De nombreux plans de La Jetée servaient également à présenter l’homme comme un objet subissant chacun des instants que les scientifiques lui donneraient à vivre. Contre-plongée de visages de prisonniers hagards  devenu fous, gros plans de scientifiques déshumanisés… Inoubliables, les plans de La Jetée existent par et pour le récit de Marker. Le travail de Gilliam sur l’image va lui encore plus loin.
 

Toujours oppressante quand elle filme James, la caméra est bien une excroissance de Big-Brother, de l’autorité qui épie chacun de ses mouvements. Pourtant, par la subjectivité du regard, cette caméra appuie également sur l’instabilité du héros de Gilliam ; paranoïaque donc, mais peut-être aussi schizophrène. Plus encore que la douteuse direction d’acteur de Brad Pitt dans le rôle d’un Jeffrey Goines plus dingue que nature, le cinéaste cherchera implicitement la folie dans l’image et dans sa façon de filmer James. Au dessus de son lit d’hôpital, il voit des scientifiques comme Raoul Duke des lézards géants dans Las Vegas Parano. Perché en haut d’un fauteuil, il subit un improbable interrogatoire face à des savant qu’il domine de plusieurs mètres. Où est ici la place de la réalité ? Ce 2035 existe-t-il? Gilliam garde son film ouvert et toujours renvoie James en 1996, dans ce passé où, au contraire de La Jetée, vivent déjà les prémisses des horreurs du présent qu’il connait : virus, drogues, télévision, publicité… Mais si la machine qui broie James est autorité, prison, police, asile, Gilliam semble nous dire qu’elle peut aussi être le fruit de sa propre conscience.

S’échapper du temps

Prisonnier de cette année 2035, James trouvera en 1996 une raison de fuir : la psychiatre Kathryn Railly dont il tombe amoureux. Contrairement au héros de La Jetée, le souvenir d’avoir rencontré cette femme lorsqu’il était enfant mettra un certain temps à refaire surface. Gilliam organisant son film à travers des flash-backs tout droit sortis de la mémoire de James : un aéroport, une femme qui deviendra Kathryn, un coup de feu et un homme qui s’écroule. Découvrant dans le passé une prison semblable au présent d’où il vient, James voit alors en Kathryn sa seule échappatoire, la ligne de fuite qu’il cherchait précisément. La mission qu’on lui a donnée ne devenant qu’un prétexte pour rester près d’elle.

 

Dans une très belle scène de La Jetée, l’homme du futur et la femme du passé se trouvent au Jardin des Plantes devant une coupe de séquoia couverte de dates, le personnage de Marker essayant d’expliquer l’inexplicable, à savoir d’où il vient. Avec ce clin d’œil à Vertigo, évoquant le triste amour des personnages de James Stewart et Kim Novak, le cinéaste dotait son film du fatalisme troublant de l’œuvre d’Hitchcock. Prisonnier de son époque, l’homme de La Jetée fuira en direction de cette femme du passé pour se faire rattraper par son destin, prisonnier qu’il est aussi du temps. Les héros de L’Armée des douzes singes iront également chez Hitchcock, presque littéralement cette fois-ci, invités à rentrer dans un cinéma projetant Vertigo. Plus qu’un passage obligé, Gilliam, par cette escale, annonce le futur de James et Kathryn. Comme chez Hitchcock, la brune deviendra blonde pour parfaitement s’accorder aux souvenirs de l’homme. Obsédé par Kathryn, James trouvera alors une autre prison ; s’il fuit, c’est pour mieux s’enfermer avec elle. À l’obsessionnel amour de James Stewart, répond alors celui d’un autre James, qui tentera lui de se convaincre de sa propre folie, de l’inexistence de ce présent de 2035, pour rêver d’une vie possible avec Kathryn.

Comme chez Hitchcock, comme chez Marker, la fuite est pourtant impossible. Cyclique, L’Armée des douze singes termine là où il commence et surtout, aucun monde ne semble exister en dehors du film, en dehors du champ de la caméra. Tout comme les visages que James Cole découvre au cinéma, lui-même n’existe pas en dehors de son histoire et sa profonde émotion devant Vertigo, c’est également sa rencontre avec d’autres personnages prisonniers. Durant un court instant, un clignement d’œil, La Jetée sortait de sa fixité. La femme du passé prenait vie pour cet homme venu de si loin et échappait pour un moment seulement à Marker. Malgré la boulimie visuelle d’un Gilliam qui veut toujours donner plus que ce que le spectateur demande, c’est vers cette fixité que le film arrivera. De James qui, figé, ferme les yeux dans le champ-contrechamp final, il nous reste le souvenir d’un instant : un aéroport, la mort d’un homme, le visage d’une femme. C’est l’histoire d’un homme, marqué par une image d’enfance.

Titre original : Twelve Monkeys

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Durée : 125 mn


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