Nominé aux Oscars 2024 dans la catégorie « Meilleur film international » (c’est le triste La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer qui fut malheureusement récompensé), Das Lehrerzimmer, en français La Salle des profs, a été en Allemagne cependant reconnu à sa juste valeur : lors de la 73e cérémonie des Deutscher Filmpreis de 2023 il a obtenu le plus grand nombre de récompenses (meilleur film, meilleure réalisation, meilleur scénario, meilleure actrice pour Leonie Benesch et meilleur montage). Le film d’Ilker Çatak bénéficie en effet de la remarquable interprétation de son actrice principale, Leonie Benesch, très expressive et remarquablement filmée (elle avait déjà été remarquée dans la série à succès Babylon Berlin) ; l’atmosphère, profondément inquiétante et digne d’un thriller, est encore soulignée par la remarquable musique de Marvin Miller.
Voilà une œuvre toute en finesse et intelligence : car, en partant d’un exemple pris dans le mauvais fonctionnement intérieur d’un collège allemand (à Hambourg, qu’on ne voit pratiquement), le réalisateur montre ce à quoi l’on s’expose quand on délaisse le champ des certitudes scientifiques, basées sur le raisonnement logique et des preuves (die Beweise), pour se jeter dans les présupposés et des affirmations infondées (die Behauptungen).
Quelle est la trame de l’histoire qui sert de prétexte à cette ambitieuse démonstration ? Une jeune et idéaliste professeure de mathématiques et de sport, Carla Nowak (Leonie Benesch), d’origine polonaise, par défaut de cette rigueur intellectuelle qu’elle enseigne pourtant à ses jeunes élèves va se trouver prise progressivement dans un infernal engrenage qui balaiera tout sur son passage : elle sera ostracisée par ses collègues, contestée par les collégiens, et son meilleur élève Oskar devra être expulsé manu militari par la police ! Dans une magnifique (et quelque peu mystérieuse) scène d’exposition au tout début du film Carla avait pourtant exposé quelle est la méthode scientifique : ne pas se contenter d’intuitions, mais s’appuyer uniquement sur des preuves pour étayer ses raisonnements… ce que, seul parmi tous les autres, avait fait Oskar dans cette scène en résolvant au tableau le problème (en apparence seulement simple) posé par l’enseignante. Le lieu qui sert de cadre à cette séance d’exposition n’est pas indifférent, puisque le collège de Hambourg où le film se déroule porte le nom d’une des plus grandes mathématiciennes du XXe siècle : Emmy Noether,1882-1935, spécialiste d’algèbre abstraite et de physique théorique (enseignante à l’université de Göttingen, juive, elle dut quitter l’Allemagne à l’arrivée d’Hitler au pouvoir et mourut en exil aux USA en 1935).
Carla va pourtant oublier les bases de sa discipline.
En effet des vols à répétitions ont lieu dans le collège. Les collègues de Carla réagissent de la pire des façons : pressions psychologiques sur les élèves, appels à la délation… qui retombent inévitablement sur le seul garçon d’origine turque, Ali, bouc-émissaire tout trouvé dans une société allemande qui n’ignore pas – en ces temps où prospère en Allemagne l’AfD – le racisme (Ilker Çatak, né en 1984, est lui-même d’origine turque ; c’est ici son deuxième long métrage). Indignée, Carla qui soupçonne – sans preuve – une autre enseignante (qu’elle a vu voler de l’argent dans la cagnotte en forme de tirelire placée à côté de la machine à café de la salle des professeurs) imagine pour démasquer la coupable un dangereux stratagème : laisser dans ce local son manteau avec son téléphone portable allumé pour pouvoir filmer subrepticement un éventuel nouveau larcin. Mais le piège ne fonctionne pas : car l’élément enregistré sur l’appareil est la main d’une femme anonyme dont on aperçoit seulement la manche du chemisier. D’une part ce que fait là Carla est totalement illégal (la vidéo enregistrée ne pourra donc servir de preuve à personne : ni à la directrice de l’établissement, Mme Böhm, ni bien sûr à la police) ; surtout la personne dont elle croit alors reconnaître le vêtement n’est autre que la très respectée responsable de l’accueil à l’établissement, Mme Kuhn (Eva Löbau), prévenante vis-à-vis de tous et de toutes (y compris de Carla)…et la mère d’Oskar ! Pourtant sur ces indices aussi fragiles qu’inexploitables Carla Nowak va dénoncer à la directrice cette Mme Kuhn qui sera mise à pied immédiatement et ne l’acceptera naturellement pas. Carla vient ainsi de mettre en branle un engrenage effroyable ; car ne pouvant rien dévoiler de sa « méthode » elle ne peut rien prouver…et tout s’emballe.
Mme Kuhn et son fils Oskar dressent alors les autres élèves de l’établissement contre Carla, organisant chahut et refus de travailler. Totalement dépassée Carla en vient à être submergée par le doute : dans une scène elle voit même tout le personnel de l’établissement qui porte le fameux chemisier qu’elle a cru reconnaître sur la voleuse anonyme. Quand elle choisit alors de faire machine arrière et de se murer dans le silence, il est trop tard. Personne ne la comprend : ni ses médiocres collègues de la salle des professeurs, condescendants vis-à-vis de cette toute jeune débutante (polonaise de surcroît) et qui ont eux-mêmes beaucoup à se reprocher (par leurs méthodes inquisitoriales : surtout un collègue de couleur, Thomas Liebenwerda, interprété par Michael Klammer), ni les parents d’élèves, ni la directrice, ni les autres élèves du collège qui tiennent un journal d’établissement et, emportés par la fougue de leur jeunesse, déforment les propos de Carla qu’ils sont allés interviewer (ils publient alors sur « l’Affaire » un numéro totalement incendiaire)…Oskar est finalement exclu de l’établissement mais c’est la police qui doit venir arracher l’enfant à sa chaise, dans la classe de Carla qu’il refuse de quitter !
Les efforts de Carla pour revenir à un ordre rationnel – qui est celui de la matière qu’elle avait pour mission d’enseigner – vont rester vains. Ces tentatives sont symbolisées par le Rubix’s Cube qu’en gage de réconciliation elle avait cru pouvoir offrir à Oskar : objet à manipuler selon des règles précises (pour reconstituer les faces de même couleur). Si l’enfant y arrive sans problème, cela ne résout évidemment rien et il rend son cadeau à Carla : car dans l’établissement l’hystérie est vite devenue telle qu’aucun compromis ni retour à la raison ne sont devenus possibles. Par suite du manque de rigueur de Carla c’est ainsi toute la construction scolaire qui a explosé : on peut sans doute y voir de la part du réalisateur la volonté d’évoquer, par le biais de cette métaphore scolaire, le risque d’une possible explosion de la société allemande toute entière, aujourd’hui en crise et plus divisée que jamais. Tout aurait pu tourner différemment : une belle scène dans le gymnase montre comment, en se tenant par les mains six enfants avaient réussis à rester sur un tabouret en équilibre… avant de retomber dans leurs disputes et chavirer tous ensembles.
On voit ainsi à quel point ce film, apparemment sans prétention (quoi de plus banal en apparence qu’un conflit entre élèves et enseignants), constitue une réflexion profonde sur les maux qui menacent nos sociétés promptes à se laisser guider par l’irrationnel et les présupposés (notamment au temps des réseaux sociaux, ou ne faudrait-il pas mieux dire « asociaux » ?). Dans une scène, Oskar jette d’ailleurs à l’eau l’ordinateur de Carla, qui a provoqué le licenciement de sa mère. Envahis par les rumeurs infondées ou les fake news (il n’y a pas qu’aux USA de Donald Trump), saurons-nous encore raison garder, même dans ces sanctuaires du savoir et de la transmission des valeurs de la démocratie que devraient constituer les établissements d’enseignement ?