La Dernière Vague (The Last Wave – Peter Weir, 1977)

Article écrit par

Pour illustrer le sentiment de culpabilité de tout un pays vis-à-vis des aborigènes, Peter Weir réalisait en 1977 La Dernière Vague, bijou sensitif et troublant du cinéma fantastique australien.

Au cours d’une tempête mystérieuse plongeant Sydney dans l’obscurité, un jeune aborigène meurt dans d’énigmatiques circonstances et cinq autres sont accusés de son assassinat. David Burton, leur avocat, pense que cet acte trouble visait à punir la transgression d’une loi tribale. Bientôt sujet à des visions inquiétantes, il entreprend une quête obsessionnelle teintée de paranoïa…

En 1977, celle que l’on nommera plus tard la Nouvelle Vague du cinéma australien commence déjà à égrainer ses ultimes chaînons. En intitulant son troisième film La Dernière Vague, Peter Weir ne s’y trompe pas et semble malgré lui prophétiser quelque fin imminente de l’âge d’or du cinéma d’auteur du sixième continent, le déclin d’un regard qu’il contribua lui-même à fixer. En un geste crépusculaire, le cinéaste réitère cette fois le caractère solaire et thaumaturgique de son Pique-nique à Hanging Rock (1975), mais pour mieux y disséminer un cas de conscience. La nature vénéneuse quoique indécidable de son précédent film laisse la place à un monde aux portes du chaos. Se greffant quelque part au lendemain du parcours initiatique cauchemardesque du jeune instituteur John Grant dans Wake in Fright (Ted Kotcheff, 1971), vision d’une société aliénée et effrayante, Weir en poursuit la logique en fissurant les certitudes de la communauté blanche australienne. Là où Kotcheff fait corps avec une certaine philosophie du Nouvel Hollywood – une décharge libertaire compensatoire d’une claustration mentale -, le papa de The Truman Show déplace le curseur sur le plan de l’histoire. Dès l’ouverture, Weir filme un aborigène seul en plein désert dessinant des signes sibyllins sur une paroi rocheuse, inscrivant par là même sa démarche sur un axe ésotérique. Ce mysticisme, plus que pour colorer l’atmosphère du récit, se révèle structurant jusque dans la pensée même de l’œuvre.

En poète mordant plutôt qu’en simple dénonciateur, le metteur en scène va dresser ici le portrait d’un corps social – le nôtre – qui impose arbitrairement sa domination et ne reconnaît plus les signes de la nature ni même de sa propre humanité. Puisque le colon anglo-saxon n’a que trop négligemment pris la peine de chercher à comprendre l’altérité ou le passé du territoire qu’il a asservi, un cataclysme s’apprête à frapper ses descendants. Il ne faut pas y voir seulement la marque d’un souffle divin rédempteur mais davantage celle d’un système immunitaire originel, à la manière de ce que déploiera Shyamalan dans sa fable écologique Phénomènes (2008). Aussi, peut-on imaginer que la tempête inexplicable se présageant dans La Dernière Vague soit le résultat d’une incantation, à l’image des rituels d’envoûtement vaudou réprimant en filigrane le trauma de l’esclavage dans Vaudou (Jacques Tourneur, 1943). Dans un cas comme dans l’autre, la destruction vaut libération. Traversés par plusieurs dizaines de millénaires d’histoire, les bushmen apparaissent tels les derniers détenteurs des secrets de l’ordre du monde, capables d’interpréter intuitivement l’univers à l’aune de la fluctuation des éléments et autres forces invisibles. Pendant la séquence de la cour de récréation en amorce, influencée par Les Oiseaux (Hitchcock, 1963), un enfant aborigène impassible sonne une cloche au beau milieu des blancs pendant que le vent redouble. Est-ce simplement pour signaler la reprise de la classe ou bien pour avertir de la prochaine tourmente qui, déjà, lézarde l’horizon ? Un an avant Le chant de Jimmie Blacksmith (Fred Schepsi, 1978), récit de la difficile intégration d’un jeune aborigène métis dans la société australienne, Peter Weir circonscrit les fantômes de l’Australie contemporaine et pointe la nécessaire résurgence du refoulé.


 
 
Cette culpabilité et ce doute latents trouvent leur point d’ancrage en David Burton. À travers lui, transparaît petit à petit un monde inconnu et souterrain de nature à susciter une crise de conscience. Depuis l’enfance, des cauchemars (sorcières, fantômes, vent…) le hantent, lui qui rêve fréquemment d’hommes de la nuit venus lui voler son corps. De ses songes, émane la hantise qu’il a de se voir déposséder de lui-même par une altérité dont il ignore encore tout. De fait, toute la structure de La Dernière Vague dépeint la rencontre impossible entre deux civilisations. Il faut voir comment les plans eux-mêmes, souvent très serrés, contribuent à cette rhétorique de cloisonnement, avec les aborigènes d’un côté, les anglo-saxons de l’autre. Au travers de son parcours initiatique de découverte de l’Autre, David va toutefois demeurer l’unique protagoniste à passer quelquefois outre ces frontières infranchissables, jusqu’à partager parfois le même cadre. À cet effet, Peter Weir trace la trajectoire de son personnage avec minutie, le filmant d’abord exclusivement aux côtés de son collègue ou encore à table avec sa femme et ses enfants – les deux principaux vecteurs de socialisation. Ceci pour ensuite mieux l’isoler, par exemple lorsque la baignoire à l’étage déborde et fracture symboliquement le foyer, et enfin le pousser vers l’altérité. Plus que la distance entre l’Australie des origines et sa mystification moderne, c’est également une rupture sociale qui semble en jeu dès lors. Remarquons d’ailleurs à ce titre combien le réalisateur s’escrime à souligner la démarcation entre David et le gardien du parking d’origine italienne. Tandis que ce dernier le hèle pour lui offrir un poivron jaune destiné à son épouse, un panoramique les sépare, suivi aussitôt d’un champ-contrechamp : peu à l’aise avec son interlocuteur, l’avocat sourit poliment puis s’éclipse.

Cette construction fragmentée de l’espace, qui vise à traduire le rapport au monde inconscient de David, va connaître un décloisonnement lent et complexe. Le fantastique, par son essence surnaturelle, provoque ici justement ce dérèglement. Dévoré par la fantasmagorie, le réel du Sydney de La Dernière Vague se confond à un cauchemar, ou bascule dans le rêve sans mot dire. Sans donner dans la picturalité, la photographie s’attache alors à donner un sens à chaque ombre et chaque composition, où le mysticisme et la métaphysique atteignent des envolées lyriques dont s’est entre autre souvenu Godfrey Reggio dans Koyaanisqatsi (1982). Quant à la mise en scène, par moment semblable au Dario Argento de Phenomena (1985), elle distille une véritable angoisse. Cadrage étriqué, bruits incessants d’ondées et de bourrasques, sons métalliques et musiques organiques… un malaise diffus, que l’on dirait sécrété par de profondes abysses, contamine le récit. Même les rayons du soleil et le quotidien faussement apaisant, au fil de l’enquête, finissent par sourdre quelque fatidique présage, façon Police Fédérale Los Angeles (Friedkin, 1985). Par son empathie et sa curiosité, David accède finalement à une réalité enfouie – réminiscence d’un passé qui ne passe pas. Cette vague scélérate qui déferle vers la plage au sortir de la cavité dans la dernière scène s’apparente-t-elle à une simple vision mentale – comme les badauds aperçus noyés par les flots depuis l’habitacle de la voiture -, à la réalisation d’une prophétie ou à une prémonition ? À cette question, le cinéaste ne tranche pas, nous abandonnant à l’inquiétude d’une civilisation trop sûre d’elle-même et sur le point, peut-être, d’affronter ses propres démons. À l’instar du tremblement de terre étrange concluant Short Cuts (Robert Altman, 1993), le tsunami menaçant de ravager la côte donne le sentiment d’un prélude à un monde nouveau. Pas sûr cependant que notre époque ait su générer depuis autre chose que des abîmes en matière d’intersubjectivité.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi