La Condition de l’homme (Ningen no joken)

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La Condition de l’homme (1959-1961) est le « grand œuvre » de Kobayashi, par sa durée d’abord, près de 9h30, par son ambition historico-humaniste ensuite, par son esthétique lyrico-grandiose enfin. Sortie en trois fois, cette fresque, longtemps titrée La Condition humaine en France, certainement en résonance à l’œuvre du grand Timonier -censeur de la culture […]

La Condition de l’homme (1959-1961) est le « grand œuvre » de Kobayashi, par sa durée d’abord, près de 9h30, par son ambition historico-humaniste ensuite, par son esthétique lyrico-grandiose enfin. Sortie en trois fois, cette fresque, longtemps titrée La Condition humaine en France, certainement en résonance à l’œuvre du grand Timonier -censeur de la culture gauloise de l’époque, s’attache à une figure centrale, celle de Kaji, jouée de manière particulièrement exaltée par Nakadai Tatsuya, que le réalisateur lance dans le grand bain saumâtre de l’occupation japonaise en Mandchourie, l’un des épisodes les plus atroces de l’Histoire de l’humanité, qui fera définitivement passer, à la date du Jugement Dernier, les grands peuples génocidaires, espagnols, turcs, nazis et hutus, pour d’aimables boy-scouts puceaux.

C’est certainement ce qui gêne aux entournures, dans la première partie, Il n’y a pas de plus grand amour (le film est segmenté en partie aux intitulés également ronflants), ces grandes scènes édifiantes, Kaji en thésard subversif exilé en administrateur d’une mine de charbon de Mandchourie, il y a tout Zola et Heiddeger, les maîtres et les esclaves, les ouvriers et les prostituées, l’humain tout petit au sein du grand univers (scènes époustouflantes et grandiloquentes de personnages minuscules au premier plan sur fond de gigantesques terrils), il y a finalement beaucoup de politique et peu d’humanité là-dedans, juste un homme théorique face à lui-même, face à son choix d’être explicitement généreux et implicitement communiste, explicitement proche des Chinois et implicitement en retrait des Japonais. A la manière des films américains sur le Viêtnam, tous les personnages sont joués par des acteurs du pays envahisseurs à l’accent local incertain, et cela ressemble souvent à une entreprise d’auto-absolution via une pseudo dénonciation (le film rencontra un grand succès et fait toujours figure de catharsis nationale), où notre Gregory Peck nippon en perdreau de l’année navigue, vagissant, rompant, gesticulant et éructant à en perdre l’âme entre sombres corbeaux et blanches colombes, dans le plus pur style du réalisme socialiste. Le reste, tout est édulcoré, les souffrances et les tortures, les Chinois fantoches juste dignes de pitié et de représentation théorique d’un monde meilleur mais soumis.

Le deuxième volet, Le Chemin de l’éternité, est autrement plus fort et convaincant, et réserve les plus beaux moments de l’œuvre. L’action, hormis le terrifiant final au combat, qui comporte certainement les scènes de guerre les plus dépouillées, sèches et crédibles qu’il nous ait été données de voir avec le Attack d’Aldrich, y est presque uniquement concentrée sur la vie militaire, quasi-carcérale, au sein de la caserne. Puni pour militantisme sinophile, Kaji est projeté dans un Full Metal Jacket puissance dix, un bréviaire de ce que la société japonaise peut produire de pire en termes de brimades, rigorisme hiérarchique et formatage de l’homme à l’image d’horizons lointains et fantasmés d’un Japon conquérant. La mécanique du film se fait alors implacable, peut-être trop mécanique encore justement, les caractères trop typés, le manichéisme belliqueux, la mise en scène entre la proximité et l’élégie, mais l’idée grandit, surpuissante, que c’est là la vérité même de la nature et des rapports sociétaux, ces extrêmes avec les visages des faibles suicidés, les coups des forts arrogants, l’étouffement des micro-révoltes et des dévoiements des pensants, la répression aveugle et monumentale menée par les dirigeants. Kaji, au milieu, s’en sort encore par le miracle de la fiction. Le monde féminin, qui survivait dans le premier opus, l’épouse implorante, la prostituée machiavélique ou aimante, s’éteint définitivement, la tendresse avec, dans une scène centrale fabuleuse, main nocturne sur un corps nu à la fenêtre.

La dernière partie, La Prière du soldat, est une longue errance dans la campagne mandchoue sans fin, sans horizon, de quêtes de nourriture terrestre en quêtes de liberté spirituelle où le marxisme, la psychorigidité et le jusqu’auboutisme de Kaji deviennent profession de foi dans un univers qui oscille bizarrement entre un panthéisme à la Malick et une politisation théorique et fantasmée à la Marker, où tous les Japonais (décrits définitivement comme la plus sale engeance terrestre par le cinéaste), bestiaire rescapé du contre-massacre russo-chinois, prostituées, soldats, civils, etc. sombre dans la noire débâcle. Le filmage ostensiblement imposant et oblique se fait assez laid et poussif dans la déambulation, chaleureux et impressionnant dans les plans serrés sur visages et corps humains, et il n’existe plus qu’un maître mot, le nihilisme.

Le final, moment de cruauté ostentatoire (ce cinéma asiatique qui n’hésite pas à abattre ses héros !), crucifixion de la figure devenu christique jusqu’à la barbe du héros, qui porte dans son martyr le poids de toutes les souffrances de sa personne d’abord, de ses apôtres ensuite, de l’humanité toute entière enfin, fendra le cœur aux plus endurcis et adoubera Kaji au rang des figures magnifiées et définitives de l’inconscient romanesque collectif japonais.

Titre original : Ningen no joken

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Durée : 540 mn


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