Kubrick photographe s’expose à Bruxelles

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Quand un photographe enfante un cinéaste : les débuts de Stanley Kubrick.

C’est incroyable, ce que les films de Kubrick ont pu engendrer chez les cinéphiles, les critiques ou autres prétendus intellectuels (il est tout de même préférable pour vous de ne pas combiner ces trois adjectifs). Son oeuvre est à part et le cinéaste, considéré par la majorité comme un génie (et ces gens-là ont bigrement raison), fut le sujet de moult thèses, polémiques et théories, dans lesquelles tous se sont perdus car le cinéma de Kubrick n’a rien à voir avec les mots. Aucun adjectif ne peut assez bien exprimer l’intensité de son style, l’acte qui crée l’image n’ayant rien à voir avec le verbe. Pas de demi-mesure, quand on parle de Kubrick. L’aura qui l’entoure fait de lui un cinéaste indétrônable. S’il est impossible de parler de Stanley Kubrick autrement que par ses propres images, alors l’exposition, inédite, a de quoi nous réjouir. Comme le remarquait Mickaël Pierson il y a quelques mois au sortir de l’exposition consacrée à Stanley Kubrick à la Cinémathèque française, ce qui attirait l’attention, c’était « les premiers travaux photographiques pour la presse malencontreusement relégués dans un étroit couloir au dernier étage, là où leur place naturelle aurait été à l’entrée de l’exposition ». Le spectateur a désormais le pouvoir de remédier à ce manque.


Betsy Von Fürstenberg (1)

Au commencement, donc, était l’image. Le cadre. Et rien d’autre. C’est ce que l’exposition nous permet de découvrir en mettant au premier plan le début de carrière de Kubrick qui, avant d’assurer ses talents derrière une caméra, dirige le regard du monde à travers l’objectif de son appareil photo. Celui qui a reçu son premier appareil photo, un Graflex, pour ses treize ans, va grandir en multipliant sans cesse le regard qu’il porte sur ce qui l’entoure. Il n’aura de cesse d’élargir et d’approfondir ses réflexions sur l’image et ses différentes photos, d’année en année, de même que ses films, seront les sujets-témoins d’une maturité artistique qui ne cessera de croître.
Beaucoup de choses nous ont été racontées sur les débuts de Kubrick photographe mais c’est sûrement Michel Ciment qui en parle le mieux. C’est en avril 1945 que le jeune Stanley « prend une photo du visage défait d’un vendeur de journaux devant les titres annonçant la mort de Franklin D. Roosevelt et la vend pour 25 dollars au magazine Look »(2). C’est le début d’un contrat entre Kubrick et Look qui durera près de cinq ans et permettra au jeune artiste de faire de ses années d’apprentissage un tremplin vers une carrière cinématographique à jamais empreinte d’une soif d’ambition qui ne l’a jamais quitté. Une autre série de photos est également remarquée à ses tous débuts : il s’agit de son reportage sur un de ses professeurs de l’époque, Aaron Traister « qui avait suscité son intérêt en interprétant à lui tout seul les différents rôles de Hamlet »(3).

Certains thèmes sillonnent l’oeuvre de Kubrick comme des refrains et on se rend compte, à la vue de ces clichés, que des sujets se sont imposés dès le début. Les instantanés de Kubrick sont dominés par une image, celle de l’Amérique au sortir de la guerre. Les hostilités ne font que commencer : guerres et conflits constitueront matières à création durant toute la carrière du cinéaste.
A ses débuts, Kubrick rend compte de son admiration modérée pour Arthur Fellig, dit Weegee, dans sa série de photos intitulée « Life and Love on the New York Subway ». Kubrick, comme Weegee, reprendra cette atmosphère urbaine nocturne dans ses propres clichés qu’il marque toutefois de sa patte personnelle.

L’exposition s’organise en autant de parties que de thèmes auxquels Kubrick a consacré des reportages photographiques. Les premiers acteurs qu’il observe, sans pour autant les manipuler à travers son objectif, sont les New-Yorkais, figurants solitaires d’une ville qui, pourtant, grouille de monde. Ces mines éparses marchent au rythme effréné d’une vie qui ne s’arrête jamais, jusqu’à ce que l’instantané fige tous ces corps. L’individu et son isolement ne cesseront de susciter l’intérêt que le regard du photographe, bientôt cinéaste, portera sur les êtres qu’il croise sur ses clichés comme sur les personnages qu’il fera vivre dans ses films. C’est en toute discrétion que le photographe saisit l’instant, intercepte la bonne émotion au bon moment, telle celle d’une femme assoupie dans les bras de son amant, qui constitue une série de la séquence « Life and Love on the New York Subway », réalisée par Kubrick en mars 1947. Ce qui intéresse donc le regard, en tout premier lieu, c’est la petitesse de cet individu perdu dans le chaos de la ville que la photo rend désormais sourde. Pour tous ces êtres, immortalisés sur le négatif, le photographe n’existe pas. Il n’y a, entre eux, aucun contact visuel, chaque regard semble tout naturellement concentré vers un ailleurs. Ces regards, un peu perdus, on les retrouve d’une toute autre manière dans la superbe série de portraits individuels de différents patients qui peuplent la salle d’attente d’un cabinet dentaire. Kubrick, à travers ses photographies, contemple leur attente, leurs angoisses. Les regards de ces patients, dirigés vers le hors-champ, constituent un échappatoire pour ces corps qui ne bougent pas, qui ne peuvent pas fuir ce lieu et ce cadre dans lesquels ils sont enfermés. D’un portrait à l’autre, d’un individu à l’autre, comme un travelling nous enfermant, nous spectateurs, pareillement à ces corps devenus personnages claustrophobes. Le cinéma n’est déjà plus très loin.


Montgomery Clift (4)

En 1949, toujours pour Look, Kubrick immortalise en une série d’instantanés l’esprit tourmenté d’un jeune homme de 28 ans, souverain de l’image, mythique : Montgomery Clift. La photographie s’intéresse à l’attitude de tous les jours, au désordre quotidien, d’un homme qui est avant tout une image. Image publique, image de marque. Une star. Cette impression d’intimité que le photographe installe entre lui et son modèle est-elle réelle ou, encore une fois, pure mise en scène ? De la même manière, les images du quotidien de Betsy Von Fürstenberg sembleront elles aussi mises en scène, le naturel entièrement contrôlé.

Le jeune photographe maîtrise de manière remarquable son image : l’individu, centré dans le cadre, montre ce qu’il a de meilleur en lui, l’objectif réussissant à capter l’expression la plus juste. Les jeux d’ombre et de lumière paraissent animer ces corps pourtant figés. Kubrick, malgré ses multiples influences, réussit dès le début à apposer le sceau de son propre style sur ses créations, ses séries photographiques engendrant pour chacune d’elles une atmosphère singulière.
L’hommage qu’il rend à la période du jazz, en 1950, en est un exemple : des gros plans sur les visages expressifs des musiciens font travailler le regard du spectateur qui devient du même coup inventif : alors que le silence règne, photogénique, c’est ailleurs qu’on va trouver le rythme, la musique : dans l’expression même du cliché, où l’ombre et la mesure se calent sur les jeux de lumière.


Hot Dixieland Jazz (5)

C’est également à ce moment que l’on voit naître chez Kubrick un véritable intérêt pour la structure même de son récit, qu’il souhaite empreint d’une intensité dramatique, ce qui implique une composition et une sélection précises dans ses séries de photos. C’est là qu’il acquiert et met en exergue son sens déjà aiguisé de l’art du montage. En témoigne « Les Aventures de Mickey à New York City », récit qui suit le quotidien de Mickey, douze ans, cireur de chaussures originaire de Brooklyn. Le récit est temporalisé en une série de photographies qui apporte au reportage un caractère formel et une structure cinématographique évidents. Ce sont des vues incroyables de New York qui nous sont proposées, comme cette photo prise sur un toit où Mickey regarde des pigeons s’envoler, intitulée « A tale of a shoe-shine boy » (1947). L’envol de l’animal est comme la métaphore de la liberté que le jeune Mickey ne connaît pas. L’envol des oiseaux, la fixité de la photo : deux mouvements qui se contredisent pour mieux se marier dans une même composition.

L’Université de Columbia, durant l’année 1948, représente une autre étape dans le parcours photographique de Stanley Kubrick. L’exposition propose des portraits d’excentriques et autres excellents clichés : on a pu voir les visiteurs s’attrouper nombreux autour de la photo représentant un rat à l’intérieur d’une cage en verre, au premier plan, baigné d’une douche de lumière qui dirige nos regards droit sur lui. La transparence de la cage en verre nous laisse entrevoir, à l’arrière-plan, le gros plan du visage d’un scientifique scrutant d’un œil observateur, presque dangereux, son cobaye. Cette photo semble séduire son public non pas tant par le message qu’elle paraît délivrer que par sa composition même. Cet instantané possède l’apparence d’une mise en scène impeccable. Lors de son passage à l’Université de Columbia, Kubrick s’approche de scientifiques et physiciens atomiques, qui travaillent au centre de recherche pour le développement de la bombe atomique. Les yeux du cinéaste n’oublieront jamais les images croisées à ce moment-là, l’oeuvre de Kubrick s’y réfèrera à plusieurs reprises, le personnage du Dr Folamour en représentant sûrement le meilleur exemple.

 


Un physicien qui nous ferait étrangement penser à quelqu’un d’autre… (6)

Le visiteur pourra découvrir une série de portraits, certains suscitant de vives émotions, montrant les regards étonnés que des enfants portent sur le monde qui les entoure ; le visage buriné d’un homme de cirque dont la présence énigmatique se voit ornée de tatouages et de piercings ; des couples face-à-face où chacun regarde ailleurs, notre regard à nous se posant entre ces corps qui s’affrontent ou, encore, des gamins des rues, caïds de la ville, tels des anges aux figures sales.
Certains plans semblent tout droit sortis de quelque film de genre comme le récit photo intitulé « Paddy Wagon » que Kubrick réalise en 1948. Même si, esthétiquement, on pense aux films noirs des années trente, il apparaît clairement que le style de Kubrick s’impose de plus en plus. Les Paddy Wagon sont des voitures transportant les prisonniers et Kubrick photographie ces groupes de détenus, menottés les uns aux autres, laissant transparaître comme un lien, comme une chaîne solidaire. Le photographe n’exagère pas l’aspect documentaire de ses clichés et équilibre ses plans/photos grâce à des close-ups et des contrastes d’ombre et de lumière. Le visiteur/spectateur en est troublé, comme lorsqu’il affronte le regard, bouleversant, qu’un des prisonniers, assis à la gauche du cadre, lance vers l’appareil du photographe.

 


On dirait du cinéma (7)

Les Paddy Wagon se retrouvent ensuite à l’arrêt, le visiteur passe devant les esquisses du Portugal que Kubrick photographie en 1948. Il se détourne des clichés touristiques pour se rapprocher des habitants, fixant leurs habitudes. C’est une profonde humanité qui découle de cette série d’instantanés.
C’est la position du spectateur comme voyeur que Kubrick entretient dans ses photos et, plus tard, dans ses films (le sujet du voyeurisme excellera dans Eyes Wide Shut). Fenêtre et miroir sont autant de motifs que l’on retrouve et qui témoignent de la fascination du cinéaste pour le regard. Le regard est sans cesse dirigé et, pour mieux réfléchir à la manière dont celui qui regarde réagit, le photographe fait en sorte que le spectateur adopte le point de vue de l’animal en cage, comme sur cette photo où le visiteur se retrouve derrière un tigre, tous deux alors enfermés dans une cage et, devant elle, à l’extérieur, les regards des hommes qui sont braqués à la fois sur l’animal et sur nous, spectateurs de notre propre condition.


Rocky Graziano (8)

Stanley Kubrick sait ce qu’il veut, ce qu’il attend du cadre et de son modèle. Il acquiert de plus en plus de maturité en tant que photographe. Son expérience, toujours grandissante, permet à son objectif de s’approcher toujours plus de la réalité des choses, de la vérité des corps. C’est ainsi que le regard de Kubrick a pu aborder la nudité, dans toute sa bestialité, du boxeur Rocky Graziano. Cette série, qui date de 1950, expose l’intimité du boxeur professionnel. Son corps, impeccablement proportionné, semble être soumis à une lutte permanente. Graziano, comme Montgomery Clift ou encore Betsy Von Fürstenberg, paraît être otage de son propre corps, de cette image de marque qu’un semblant d’intimité ne réussit pas à abolir. Cette virilité photographiée à son plus beau degré de paraître sera un des thèmes réguliers de la filmographie de Kubrick, à l’instar de Full Metal Jacket.

 


Mickey à New-York (9)

Enfin, « A Day in the life of the boxing champion Walter Cartier » va constituer un tremplin pour le passage de Kubrick photographe à Kubrick cinéaste. Ce reportage photographique, qui date de 1949, toujours réalisé pour Look, accompagne Walter Cartier sur le ring comme dans la vie de tous les jours. La poésie quotidienne contraste avec la violence du combat. Le photographe va s’imprégner de son sujet qui va faire de lui un cinéaste : deux ans plus tard, Stanley Kubrick réalisera un court métrage documentaire de seize minutes, en 35 mm, proposant alors un portrait réellement animé de Cartier. Le caractère autodidacte de Kubrick, allié à ses connaissances techniques, lui permettront d’exercer un contrôle total sur l’image, tout étant parfaitement maîtrisé. Le film, intitulé Day of the Fight, sera la première tentative, réussie, de Kubrick derrière la caméra. A partir de ce moment-là, il délaissera la photographie au profit du septième art.
Un cinéaste est né.
La suite, vous la connaissez.
Si non, vous allez vous y intéresser.

Exposition « Stanley Kubrick Photographe », du 21 mars au 1er juillet 2012 au Musée des Beaux-Arts de Bruxelles.
Plus d’informations sur www.fine-arts-museum.be/site/fr/frames/f_expo.html

(1) Stanley Kubrick, Dailies of a rising star : Betsy von Fürstenberg, 1950, Courtesy Museum of the City of New York, Look Magazine Archive.
(2) Kubrick – Michel Ciment – Ed. Calmann-Levy, 1980, p.33.
(3) Ibid.
(4) Stanley Kubrick, Montgomery Clift, 1949, Courtesy Museum of the City of New York, Look Magazine Archive.
(5) Stanley Kubrick, Hot Dixieland Jazz, 1950 , Courtesy Library of Congress, Prints and Photographs Division, Washington DC.
(6) Stanley Kubrick, Columbia University in New York City, 1948, Courtesy Museum of the City of New York, Look Magazine Archive.
(7) Stanley Kubrick, Paddy Wagon, 1949, Courtesy Museum of the City of New York, Look Magazine Archive.
(8) Stanley Kubrick, Rocky Graziano, 1950, Courtesy Museum of the City of New York, Look Magazine Archive.
(9) Stanley Kubrick, A tale of a shoe-shine boy, 1947, Courtesy Museum of the City of New York, Look Magazine Archive.


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