Interview de Sergey Dvortsevoy

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A l’occasion de la 38e édition du Festival International du Film de La Rochelle, nous avons eu la chance de découvrir l’intégralité de la filmographie d’un réalisateur rare : Sergey Dvortsevoy, russe né au Kazakhstan, amoureux inconditionnel de la steppe et de la simplicité nomade.

Rencontre avec un humaniste, auteur de quatre documentaires (Le Jour du pain, Paradis, Highway, Dans le noir) et d’une fiction récompensée à Cannes en 2008 dans la catégorie « Un certain regard », Tulpan.

Vous n’êtes pas issu d’un milieu cinématographique. Pour être ingénieur aéronautique, il faut avoir un regard scientifique, pragmatique. Dans quelle mesure cela a-t-il pu influencer la façon dont vous filmez le monde ?

C’est une question difficile. Peut-être suis-je poussé par un certain pragmatisme qui me fait faire des films réalistes. Sur la réalité des choses. Même si la réalité semble ennuyeuse pour la plupart des gens. Moi je souhaite démontrer que la réalité est souvent pleine de miracles, qu’il faut rester ouvert, essayer d’absorber les choses, de regarder le monde, d’être patient, c’est tout.

Certains réalisateurs comme Rossellini ou Rohmer décident de montrer le monde, la réalité pour leur beauté. Vous semblez davantage attiré par la beauté de la vie, avec tout ce qu’elle comporte d’imprévu…

La beauté ? Certains pensent que la beauté se trouve dans les images, de beaux paysages, de beaux décors… Pour moi la beauté se trouve dans la profondeur. Par exemple, dans Paradis dont vous parlez, vous vous souvenez de la scène où l’enfant est en train de boire du lait ? Eh bien certaines personnes qui ont vu le film au Kazakhstan m’ont dit : « ce n’est pas beau, il est sale, il ne fait que boire et manger ». Mais pour moi, ce garçon est peut-être sale, mais je le trouve très beau parce qu’il est unique, que sa vie est unique et qu’on y voit à la fois le paradis et l’enfer. Pour moi, c’est la profondeur de l’image, du personnage qui en fait la beauté.

Mais la beauté de vos vues panoramiques ?

Elles sont faites uniquement pour servir le film. Ce n’est pas pour leur beauté. Elles ne sont pas « photographiques », je n’aime pas les belles photos, c’est plat. Une beauté plate. Sans relief.

Comme nombre de réalisateurs d’art et d’essai, vous avez acquis votre renommée lors de festivals internationaux. Comment vos films sont-ils distribués et reçus au Kazakhstan, en Russie ?

Au Kazakhstan, il existe deux groupes de distributeurs. L’un consiste en un nombre restreint de personnes qui représentent les autorités, le gouvernement qui pensent que les films sont très mauvais pour le Kazakhstan : ça montre des gens pauvres qui vivent dans des conditions arriérées et donnent une très mauvaise image du Kazakhstan aux autres pays. Ils disent « nous ne sommes pas pauvres, nous sommes un très beau pays, or vos films ne sont pas beaux ». Mais il existe un autre groupe de gens, les vrais habitants du pays, les gens ordinaires, eux aiment bien mes films. Ils se moquent de la politique, ils aiment les histoires racontées par mes personnages. D’ailleurs, ils piratent mes films et les vendent en DVD… C’est d’ailleurs grâce à ce piratage que les gens peuvent voir mes films au Kazakhstan ! Dans l’ensemble, mes films y sont bien reçus. En Russie le problème est autre : mes films ne sont pas distribués à cause de problèmes qui existent entre producteurs, des problèmes financiers qu’ils n’arrivent pas à résoudre. Les films sont montrés mais de façon sporadique. Après, mes films ont tout de même été projetés dans environ quarante pays, donc la diffusion à l’international se passe plutôt bien.

Que pouvez-vous nous dire de l’industrie cinématographique en Asie centrale ? Quelle place occupe-t-elle dans la politique culturelle des gouvernements ? Les tensions politiques et le manque de démocratie sont-ils des freins insurmontables à la prospérité du septième art ?

Il existe une industrie du film au Kazakhstan. On peut y trouver un studio de cinéma officiel, et un certain nombre de films, généralement bon marché, y sont produits chaque année. L’année prochaine, il est ainsi prévu d’en tourner une vingtaine.
Au Kirghizistan aussi, mais je ne sais pas exactement comment cela fonctionne. Le Kirghizistan est un pays très fermé. Il y a quelques films en Ouzbékistan, mais c’est au Kazakhstan que se trouve l’essentiel. Il y a de l’argent dans le pays grâce aux ressources naturelles : pétrole, gaz. Quant au Turkménistan, je ne sais pas, c’est un pays totalement fermé, une dictature. Même les cirques y sont interdits…

Au cours d’un entretien avec le journal L’Humanité vous avez dit vouloir aller plus loin que Tarkovski dans sa manière de filmer le temps. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Tarkovski est l’un des très rares réalisateurs à avoir tenté d’expliquer le langage et le temps. Il est l’un des premiers à avoir voulu explorer le rapport image/temps. J’aimerais explorer cet univers, comprendre comment utiliser le temps pour monter un film, comment utiliser le temps pour changer d’énergie, pour raconter comment une histoire s’étend dans le temps, bref, comment imprimer le temps réel sur la pellicule. Tarkovski a essayé de le faire, il a réalisé quelques films sur l’utilisation du temps, mais il faut aller encore plus loin pour comprendre certains aspects pratiques. Ce n’est pas seulement de la théorie, il y a un côté extrêmement pratique à maitriser. C’est pourquoi j’essaie toujours d’introduire la notion du temps dans mes films. Pour moi l’important n’est pas de faire du style. Ce que je veux c’est filmer la vie, la vie telle que je la vois.


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