Il a les traits d’une grande bienveillance et des yeux curieux, qui ne pourraient être plus ouverts au monde. Le visage candide et émouvant de Lazzaro (Adriano Tardiolo) semble échapper de l’un de ces portraits nourris d’une infinie douceur des peintres de la Renaissance italienne. Ce jeune paysan plus proche d’un Ange de Fra Angelico que de la communauté humaine vit à l’Inviolata, hameau perdu dans les reliefs italiens, où son existence, ainsi que celle des paysans qui l’entourent, est réduite à la plus pure exploitation par la Marquise Alfonsina de Luna (Nicoletta Braschi), figure de conte maléfique, qui entretient son profit en les laissant dans l’obscure ignorance d’une alternative que pourrait leur offrir le monde. Un policier ébahi viendra désenchaînés ces métayers abusés, afin de les renvoyer dans leur temps. Une bascule contemporaine qui, sous couvert de libération, ne les délaissera pas de leur statut de pauvres asujettis. Un entrefilet soigneusement gardé dans un coin de leur taudis délabré au bord de la voie ferrée, sera brandi comme seule preuve de réparation.
Lazzaro et le loup de Gubbio
Alice Rorhawcher fait du personnage de Lazzaro la lanterne éclairante de son conte. Celui qui porte le lot de l’exploitation sans broncher, dont les yeux s’écarquillent pour mieux se donner à l’autre et dont la douceur peut conférer à l’idiotie, offre un miroir réfléchissant retentissant sur les mécanismes féodaux toujours en branle dans l’Italie et le monde contemporain. Lazzaro bascule d’une falaise et passe, intact, de l’Inviolata aux années de l’Italie d’aujourd’hui, à la recherche de son ami Tancredi (Luca Chikovani/Tommaso Ragno). Un miracle qui n’échappe pas à Antonia (lumineuse Alba Rohrwacher), qui vivote avec sa famille en bord de ville, après avoir quitté l’Inviolata, et reconnaît Lazzaro au premier regard, bouleversée par sa bonté inchangée, tandis qu’elle a avancé dans les années. Antonia repère en Lazzaro cette « puissance de la douceur », pour reprendre l’expression de l’œuvre éponyme de la psychanalyste Anne Dufourmantelle, une innocence imperméable à la cruauté du monde qu’elle accueille tout entière et tient à l’écart de ses arrangements et duperies mis en place pour survivre. Cet être littéralement en déviation de la norme, sur le bord dans son être au monde, est enveloppé par la cinéaste della figure de Saint François d’Assise, en reprenant la parabole du loup de Gubbio, animal féroce d’être affamé, qui cessa de décimer les hommes en reconnaissant l’odeur de bonté de François d’Assise.
Puissance de la bonté
Un héritage mystique ancré ici dans l’existence matérielle du monde, qu’Alice Rohrwacher filme à travers des images au granulé doux et caressant, des chuchotements de musique qui élèvent l’âme, des notes de Scarlatti transfigurantes. La dynamique porteuse de vie et de ravissement, que porte en lui Lazzaro, sonne dans le long métrage comme une force de résistance essentielle à toute forme d’oppression, jusque dans sa trace presque sacrificielle. Une résistance dont la marginalité est trop incrédule pour ne pas se faire, littéralement, piétinée par l’Autre et par ses intentions. C’est toute la matière douloureuse du film et de la réalité du monde rapace qu’il évoque, violemment désarticulé à ce que Lazzaro exprime. Sa présence demeure pourtant, jusqu’au bout, dans une séquence finale assourdissante, comme le lot de bienveillance essentielle à toute subsistance humaine. Et, à l’instar du berger Tommaso Cestrone, (Bella e perduta, Pietro Marcello), qui aura sacrifié des années de son existence à s’occuper discrètement du Palais Royal de Carditello tombant en ruine et servant de décharge à la camorra, Lazzaro se donne comme un substrat de beauté des plus précieux à la vie.