Hanezu, l’esprit des montagnes

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Une fresque amoureuse à travers les âges magnifiée par la caméra aérienne de Naomi Kawase.

La région d’Asuka était autrefois le berceau du Japon, où trônait la très vieille capitale du pays, peuplée de gens qui se satisfaisaient du simple plaisir de l’attente, sans cesse reconnaissants envers le présent. Ces mêmes gens pensaient que le Mont Unabi, le Mont Miminashi et le Mont Kagu étaient habités par des dieux, croyance populaire dont un poète a fait la métaphore des troubles amoureux qui agitaient son cœur. De nos jours, Takumi et Kayoko vivent leur amour interdit, drame universel et éternel qu’ont vécu les inombrables âmes damnées encore errantes sur cette terre.

On sent le passé de photographe de Naomi Kawase dans sa volonté, depuis Suzaku (Caméra d’Or 1997) de capter l’instant, de saisir le moment décisif avant que tout ne soit emporté par l’Histoire. La réalisatrice radicalise sa démarche d’observation du monde et de la nature en semblant donner parole aux arbres, montages, astres et végétaux qui composent cet univers étrange sans voitures, sans travail (à part un personnage qui travaille, peu d’indications sur leur occupation), où l’on ne se déplace qu’à vélo et évolue au rythme des cycles lunaires. Un monde d’avant l’Histoire.

Plus que jamais, dans Hanezu, le style de Kawase repose sur cet équilibre fragile entre le langage documentaire (voire de reportage, avec son insistance sur des élements du quotidien et ses montages en voix-off) et la poèsie surréaliste et épique. Le film commence de manière étrange, par un énigmatique plan de pierres acheminées jusque devant la caméra puis broyées par l’imposante machinerie des chantiers de construction. La voix-off solennelle relate l’importance de cette contrée de jadis, autrefois cœur du Japon qui abrite en son sein le souvenir de son très ancienne capitale. La voix-off (est-ce la même voix?) scande également un poème, fil narratif du film : « Le Mont Kagu rivalisait avec le Mont Miminashi pour l’amour du Mont Unebi. Il en est ainsi depuis le temps des dieux, et aujourd’hui aussi dans notre monde flottant, les hommes se battent pour des femmes ».

A ce plan de pierres cassées répond celui de cette Lune filmée en macro, se levant devant la cîme des arbres. Un plan récurrent et mystérieux où l’astre se lit comme une divinité païenne bienveillante quant aux malheurs des hommes. Sûrement l’un des plus beaux plans de ce début d’année. C’est à partir de ce dyptique destruction-naissance que le film plonge dans l’histoire d’amour entre ces deux âmes errantes et que se pose la question que se posait déjà le poète : une femme peut-elle aimer plus d’un homme ? les hommes doivent-ils se battre pour la conquérir ? L’homme doit-il mourir pour conserver sa bien-aimée ? On retrouve là une thématique classique du cinéma de Kawase, où le deuil et l’idée de la mort sont indissociables d’une perte de soi dans une nature-monde qui devient par moments un enfermement. Cette fois l’amour ne se lit pas dans le présent de l’action mais dans le tissage millénaire – à la manière des foulards de Kayoko – des époques et des amours perdus. Le temps du présent contre le temps du mythe, faisant de ce triangle amoureux (Kayoko vit une passion amoureuse avec Takumi tout en étant mariée à Tetsuya) l’ultime expression de cette geste sentimentale. Le déchirement que vivent les personnages fait écho aux déchirements de leurs ancêtres ayant vécu les mêmes drames.
 

Plus que dans tout autre film de Kawase, la nature enveloppe les personnage, les accompagne jusque dans leurs rêves (les araignées de Kayoko) ou leur demeure (le nid d’oiseau de Takumi). A l’image de cette araignée tissant sa toile, Kawase élabore patiemment son récit, le parsème de couleurs symboliques pour l’amener de l’anecdotique vers le tragique. 

Pendant un long moment, les trois personnages évoluent tranquillement, comme déconnectés de tout récit, de toute fiction. Takumi sculpte, Kayoko teint des foulards en rouge. Il n’y a guère que Tetsuya qui exerce une activité salariée, bien loin des idéaux de communion avec la nature de ses contemporains : il est publicitaire. Des anciens évoquent leur jeunesse, se moquent de Takumi, toujours célibataire qui « sans enfant ne (pourra) pas faire flotter de carpes dans le ciel », en référence à une tradition sûrement plus vieille que les ancêtres et qui les dépassent tous. Les sentiments de Takumi et Kayoko se devinent plutôt qu’ils ne s’expriment : dans un repas préparé avec soin, dans un après-midi aux abords d’un temple, dans cette joie commune à la découverte d’un oiseau (rouge encore) faisant son nid dans la chambre de l’artiste. Tetsuya, le mari de Kayoko possède lui aussi un oiseau, qu’il chérit beaucoup d’ailleurs, peut-être plus que sa femme, qu’il garde en cage comme un signe de l’aliénation de son statut professionnel. 

Peinture du paradis mais à l’image de cette caméra hésitante et tremblante, un paradis dont la beauté est fragile et porte en elle-même les germes de sa destruction. La pluie arrive et écrase les arbres endormis, Kayoko se blesse avec un couteau et saigne longtemps. Le rouge, encore et toujours. Kawase maîtrise l’art de la retenue et de l’ellipse, aucun dialogue dans son film sinon des murmures. Le « Je suis enceinte » de Kayoko devrait être le déclencheur des hostilités, de cette bataille qu’annonce le poème… il n’est qu’une anecdote parmi d’autres, qui malgré tout se finira dans un bain de sang. La résignation plutôt que l’affrontement.

Il ne saurait en être autrement tant ces trois personnages sont impliqués dans un cycle qui les dépasse. Ils ont certes un corps, une existence propre, mais font en fait partie d’un tout. De même que la nature s’éveille, se révolte, les montagnes s’aiment et se déchirent. Kayoko découvre que sa mère était amoureuse d’un autre homme quand elle s’est mariée, Takami apprend la même vérité. Ce scénario se joue depuis la nuit des temps, où les montagnes étaient habitées par l’esprit des dieux.
 

A voir Hanezu, on pense forcément à l’autre fresque mystico-familiale du dernier festival de Cannes, The Tree of Life, qui évoque ces liens secrets entres les périodes, les époques, évoque la renaissance et la rédemption. Hanezu semble être la réponse humble et fragile au gigantisme parfois intimidant de Terrence MAlick. Kawase, elle, semble laisser faire les évènements devant sa caméra, reste près des corps parfois jusqu’à l’illisibilité.

C’est de cet équilibre précaire entre le quotidien – longs plans sur un plat de tomates coupées, un visage sous la pluie, un drap étendu –  et l’onirisme poétique, entre l’ephémère et le sacré que provient la force du film. Un drame d’amour d’une grande humilité, un témoignage poignant et gracieux sur un mode de vie en voie de disparition et qui rappelle le Japon actuel, post-Fukushima, où « la souffrance des gens (…) est liée à leur incapacité à admettre qu’ils sont un élément de la nature parmi d’autres » (Naomi Kawase).

Titre original : Hanezu no tsuki

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Durée : 91 mn


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