Gregg Araki, le génie queer (Fabien Demangeot)

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Gregg Araki : Érection, défloraison et orgasme d’un cinéma-éponge.

Collection essai/cinéma chez Playlist Society. 

Dans son dernier ouvrage, Gregg Araki, le génie queer, l’auteur Fabien Demangeot suggère que la direction d’acteurs du réalisateur californien pourrait être interprétée comme une forme de drag show cinématographique : « Si l’on rit des drags, c’est parce qu’il nous font réaliser […] que le genre n’a jamais été autre chose qu’une imitation. Il en va de même du comportement ridicule de certains personnages arakiens, qui reproduisent des stéréotypes sexistes. Les femmes en particulier, quand elles ne sont pas hypersexualisées, comme Amy dans The Doom Generation ou Jana et Shannon, les deux bimbos dans Nowhere, surjouent les jeunes ingénues. » Cette hypothèse analytique, ainsi que d’autres de la même saveur, dans le livre, soulignent le fait que son titre n’est pas seulement un attribut descriptif pour une voix intéressante et la place qu’elle occupe dans le New Queer Cinema, mais bien un axe de réflexion fort et significatif vers lequel Demangeot continue de revenir. Araki, selon Demangeot, n’est pas génie, d’une part, et queer, d’autre part : les deux facettes sont profondément liées. Araki est un génie car il est queer, ou un génie de l’image queer. Il n’est, en tout cas, pas qu’un réalisateur dont il se trouve qu’il est ouvertement gay, puisque sa filmographie se comprend mieux à travers son homosexualité – Voire, se comprend uniquement à travers son homosexualité. Si universalisme il y a, dans la filmographie arakienne, c’est un universalisme queer : celui qui unit les communautés LGBT de tous les pays du monde entre elles, et celui qui fait exister la série Now Apocalypse dans un corpus poreux et sexuellement dénormatif, lequel contient également des écrits de Cordwainer Smith et d’Ursula K. Le Guin.

À celui-ci, on a d’ailleurs tout loisir d’ajouter des exemples provenant d’une mode récente dans la science-fiction queer : celle de l’apocalypse de genre, représenté, par exemple, aux Etats-Unis par Manhunt (roman de Gretchen Felker-Martin, sur un groupe de femmes trans essayant de glaner de l’œstrogène dans un monde où une pandémie transforme les personnes testostéronées en monstres violents) et, en France, par Testoterror (bédé de Luz, sur une société qui connaît littéralement une crise de la masculinité alors que des sectes virilistes se créent en réponse à la chute globale du taux de testostérone). Il nous apparaît que ces fictions qui catastrophisent en prenant pour canevas les sexualités marginales, adviennent assez naturellement à la fois d’anxiétés sur le futur écologique de la planète, et de l’essor de nouvelles matrices pour penser le sexe et le genre. Et elles peuvent facilement faire écho aux travaux de Gregg Araki : le cinéaste file, depuis un petit moment déjà, un parcours en feux d’artifices de différentes possibilités pour la fin du monde.

L’ouvrage de Demangeot, publié aux éditions Playlist Society, est de bonne facture, et offre dans un format relativement court tout un tas de clés au spectateur, afin qu’il puisse mieux comprendre la carrière d’un artiste qui n’a pas fini de faire couler l’encre. Le livre est informatif et succinct – Il s’attarde, juste ce qu’il faut, sur les théories de cinéma et d’études de genre qu’il convoque, et s’interdit de sur-expliquer tel ou tel discours (à vrai dire, dans de nombreux feuillets, les notes de bas de page prennent plus de place et de caractères que le corps du texte –, histoire d’alléger le plaisant flux d’une pensée unie). La marque d’un ouvrage analytique réellement réfléchi, à notre opinion, est le fait qu’il se permette par moments d’être un peu plus tiède sur l’artiste auquel il s’intéresse. Gregg Araki, le génie queer, porte cette marque : dans la sous-partie « L’apocalypse télévisuelle », Demangeot partage sa conception de Now Apocalypse comme d’une production politiquement radicale, mais esthétiquement plan-plan. Ou, alors, pour le dire avec davantage de pincettes, dépassée par les codes d’une jeunesse de plus en plus libérée, ou par la prolifération des héritiers d’Araki lui-même.

« Si elle apparaît, en ce qui concerne les questions de l’orientation sexuelle et de la fluidité des genres, totalement en phase avec son époque, Now Apocalypse semble étrangement datée dans sa forme. Elle donne l’impression qu’Araki n’a jamais cessé de s’abreuver des mêmes clips vidéo MTV et teen dramas. Best of de sa filmographie, Now Apocalypse peut être perçue comme la fin d’un cycle d’un cinéaste qui aurait perdu […] son caractère subversif. » C’est grande la tragédie des punks d’hier de se retrouver, un jour, traité de papy par ceux de demain ! Un dossier plus long pourrait être consacré à la perte de références fraiches des « queer elders » – Quelles  seraient les caractéristiques formelles du phénomène de la ringardisation ? On imagine facilement un article tacler les ventres mous d’Araki, mais aussi ceux de son compère du New Queer Cinema Todd Haynes. En effet, si May December, qui vient de sortir en France, met d’accord toute la critique, on se souvient que Carol avait quelques détracteurs. Notamment, Gretchen Felker-Martin, qui, en plus d’être romancière, est critique de cinéma. Nous conseillons au passage vivement ses articles.

Si nous devions formuler un gros reproche à Gregg Araki, le génie queer, c’est qu’il ne s’intéresse presque pas à notre film préféré du réalisateur, Smiley Face. Si la légèreté de cette comédie de stoner semble, de prime abord, en faire un opus moins personnel pour l’artiste, et s’il est, en effet, moins audacieux techniquement que ses frères et sœurs, nous pouvons facilement argumenter que Smiley Face reste un long-métrage très drôle et singulier, dont l’aspect solaire est aussi une autre manière pour Araki de revendiquer son irresponsabilité politique, cinématographique, et militante. En outre, c’est autant un spectacle de drag kings que Nowhere est un spectacle de drag queens ! Les hommes, dans Smiley Face, sont tous des sortes d’exagération de comportement médiocres et de losers en tout genre. Entre Adam Brody, le rasta blanc tatoué de partout, John Krasinski, le geek si timide qu’on a l’impression qu’il pourrait en mourir, et Danny Masterson, le colocataire psychorigide, inutilement agressif et sexuellement violent, qui cherche des raisons de devenir misandre sera servi. En 2007, à l’aide de ce film, Araki montrait peut-être que de la pastille parodique façon sketch de SNL, à l’absurdisme à charge d’un Almodovar, il n’y a qu’un pas. L’humour a toujours été une bonne manière de se faufiler vers le queer : c’est pour cette raison, d’ailleurs, qu’il a toujours existé plus de comédies que de drames sur des hommes travestis.

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