Francofonia

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Un essai cinématographique poignant sur le musée du Louvre et son histoire, vus par un des plus grands cinéastes russes.

Quatre ans après Faust (2011), pure œuvre de fiction – hypnotique, morbide, exaltante, et à vrai dire un peu monstrueuse -, Alexandre Sokourov revient avec un essai cinématographique au premier abord beaucoup plus sage, consacré au musée du Louvre et à son histoire. Ce terme d’essai s’impose faute de mieux, Francofonia faisant moins songer à un documentaire conventionnel qu’à un film à la première personne, sorte de journal intime à la forme très libre, où le réalisateur russe se livre à un monologue méditatif et crépusculaire sur le legs artistique de la civilisation européenne, et la valeur inestimable non seulement des œuvres du passé mais du geste même de leur préservation.

Au cœur du film rayonne l’amitié, ou plus exactement la complicité tacite et clandestine entre Jacques Jaujard (directeur du Louvre) et le Comte Wolff-Metternich (officier nazi), tous deux secrètement dévoués durant l’Occupation à la sauvegarde du patrimoine du Louvre, qu’ils jugent plus essentielle que leur sort personnel. L’évocation pudique de la rencontre de ces deux hommes qu’a priori tout opposait constitue le volet le plus narratif et le plus directement poignant de Francofonia, même si en définitive il ne s’agit que d’une des multiples facettes d’un film au déroulement erratique.

C’est la voix du réalisateur lui-même qui assure l’unité de ce film parfois bégayant, sans cesse menacé de dispersion du fait de l’hétéroclisme de ses séquences. Parmi celles-ci on trouve une reconstitution d’époque (le face-à-face entre Jaujard et Wolff-Metternich), des plans fixes de Sokourov dans son bureau (son visage restant pudiquement hors-champ), des vidéos crachotantes d’un paquebot dont la cargaison d’œuvres d’art est menacée par une tempête (métaphore assumée de l’Europe, son héritage, son naufrage peut-être imminent), des images d’archives (essentiellement Paris sous l’Occupation) et enfin des scènes contemporaines captées soit au-dessus des rues de la capitale (belles prises aériennes), soit à l’intérieur du musée (incluant des apparitions de Napoléon et Marianne en personne : sans doute pas la meilleure idée du film, trop frontale, presque embarrassante, mais cohérente avec l’approche fervente et idéaliste de Sokourov).

Au-delà de son discours élégiaque, Francofonia laisse l’impression d’un film composite, bizarrement rythmé, peut-être pas tout à fait achevé, mais organique ; on a la sensation qu’il aurait pu encore évoluer, se ramifier davantage, jusqu’au vertige, s’il n’avait pas fallu au bout du compte figer sa forme pour sa sortie en salles. C’est que le réalisateur, comme il le revendique lui-même, aspire à travailler comme un écrivain, ne cessant de revoir ses phrases, ses plans, son découpage, et malaxant obsessionnellement son matériau filmique. Une telle liberté, appelée à devenir de plus en plus rare de nos jours, n’est évidemment guère compatible avec les contraintes de l’industrie du cinéma. Rien que pour cette raison, Francofonia est un film atypique et précieux.

L’entremêlement des styles visuels, sensible aux fréquents changements de textures d’images et de formats de cadre, confère une dimension polyphonique à un film déjà très musical, plongé dans un bain de mélodies prégnantes mais lointaines, comme fantomatiques, qui accompagnent moins les images qu’elles n’en expriment la vibration mélancolique – procédé typique du cinéma de Sokourov, qui atteint ici son acmé dans les accents déchirants d’un Lied de Gustav Mahler (le premier des Kindertotenlieder (1901), ou chants sur la mort des enfants), et dans le scintillement mystérieux de quelques scènes hors du temps, telle la rencontre de la main d’un vieil homme, peut-être le cinéaste lui-même, avec les doigts immaculés d’une statue de marbre, semblable à un agrégat de lumière qui aurait pris forme humaine.

Toutefois, au-delà de ces îlots de beauté pure, Francofonia peine à distiller la fascination mélancolique et inquiète qui constitue la marque des plus grands Sokourov. Quelque chose ne prend pas tout à fait sur le plan plastique et émotionnel, et on se surprend à s’interroger sur la portée exacte de ce film, à la fois élégie et documentaire, mais dépourvu de la vigueur formelle, par exemple, de L’Arche Russe (Alexandre Sokourov, 2002), plan-séquence de plus de quatre-vingt-dix minutes qui arpentait les arcanes du musée de l’Ermitage. Difficile de ne pas mettre en regard les deux films, ni les destinées croisées des deux musées. L’Arche Russe, coulé dans des travellings sans fin, rayonnait d’un éclat diamantaire. Le tour de force du plan-séquence unique se mettait au service d’un hommage fervent à la Russie éternelle, porté par l’ambition mystique et un peu folle de faire de cette œuvre une sorte de pont entre le passé, le présent et le futur – une arche pour l’éternité. Rien de tel dans Francofonia, film impur, haché, composite, tremblant des inquiétudes de son auteur, lequel s’est mis en scène directement lui-même – corps et voix – jusqu’à exprimer ses propres doutes lors du générique de début ("peut-être que le film que vous allez voir est raté", confesse-t-il en substance au spectateur, dans un geste qui relève moins d’une coquetterie métafilmique que d’une désarmante sincérité).

Sous cet éclairage, la motivation la plus profonde de ce film, réalisé par un Russe francophile mais avant tout viscéralement attaché à sa mère-patrie, pourrait bien découler du télescopage entre les destinées respectives du musée du Louvre et du musée de l’Ermitage pendant la Seconde Guerre Mondiale. Là où le musée français a été au final épargné par les nazis, le musée russe a fait l’objet de bombardements destructeurs, tandis que les pires atrocités se perpétraient à l’intérieur de Saint-Pétersbourg. Quelques images d’archives permettent d’établir un parallèle immédiat, stupéfiant, entre les sorts des deux villes. Parallèle qui laisse planer une angoisse. Comme si une forme d’arbitraire avait présidé au déploiement de la barbarie. Et comme si l’effondrement de la civilisation, où qu’elle soit, était une chose toujours possible, qu’on ne peut jamais conjurer – sauf par une conjonction rare, ténue, presque miraculeuse, ainsi qu’en montre Francofonia.

Réceptacles d’un passé glorieux, les musées donnent chez Sokourov l’impression d’être des temples érigés aux morts – au point que ces derniers, parfois, nous apparaissent plus présents, plus vivants que bien des vivants. L’art cinématographique, par sa captation d’ombres, de fantômes et de lumière, semble lui aussi apte à faire œuvre de préservation, à dresser des ponts entre les vivants d’hier et ceux de demain. Mais peut-être, depuis L’Arche Russe, Sokourov a-t-il en partie perdu sa foi dans le cinéma, dans sa force plastique et son pouvoir de résonance spirituelle. Francofonia rend hommage aux grandes œuvres du passé mais ne se permet pas de les tutoyer, se contente de les regarder de loin, humblement, sans se poser de défis formels à la hauteur de son ambition.

Francofonia n’en demeure pas moins un beau film, à la fois modeste, inquiet et fragile, où le réalisateur russe se place comme jamais à hauteur d’homme – lucide sur sa condition mortelle, et bien conscient qu’il rejoindra un jour, lui aussi, comme nous tous, la foule frémissante des morts.

Titre original : Francofonia, le Louvre sous l´Occupation

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Durée : 98 mn


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