Une histoire d’urine
Introduit lors d’une longue séquence dans une chambre d’hôtel, le rockeur – interprété par Carl Barât, chanteur star du groupe « The Libertines » – émerge d’une nuit d’excès dont il garde peu de souvenirs. Caché par sa longue chevelure noire, recroquevillé sur lui-même, l’homme ressemble à un vampire accablé par sa propre chair, incapable de se mouvoir, ni d’affronter le jour. A ce moment, la groupie aux cheveux peroxydés s’éveille, alarmée par les déplacements anarchiques de son idole. Derrière l’accoutrement de fan, finement composé dans l’espoir de séduire le chanteur (longs pendentifs métalliques, bracelets en cuir, yeux cerclés de mascara), se révèle l’innocence et la dévotion d’un regard, dont on reconnaît instantanément les signes de la possession.
La silhouette déglinguée du rockeur entreprend alors de détacher son pantalon pour uriner, mais semble incapable d’accomplir ce geste élémentaire. Irrité et capricieux, il sollicite la jeune femme en geignant, afin d’obtenir son aide. Avec une admiration teintée de méfiance, elle finit par le rejoindre pour le satisfaire. Elle le déshabille difficilement, le maintient comme elle peut, mais l’homme perd malencontreusement l’équilibre, répandant son urine sur sa robe. D’abord dégoûtée, elle se résout vite à garder le vêtement tâché sur elle, et ce, jusqu’à la fin du film. Dès la fin de cette introduction, on comprend que l’histoire sera racontée à mi-chemin entre l’ultra-réalisme et le conte métaphorique. Par l’usage de figures de style posées ça et là, Paule Muret compte bien faire surgir de son œuvre une atmosphère poétique, parfois même à la lisière du fantastique.
Un jour sur Terre
Revenons un instant sur cette histoire d’urine qui, déversée à la manière d’un prédateur qui marquerait son territoire, scelle le lien définitif et tragique d’un couple qui passera son temps à flâner dans une temporalité abstraite, à s’éloigner parfois pour mieux s’accoler plus tard, comme une course entre deux aimants contradictoires. Le magnétisme est d’ailleurs l’une des thématiques du film, cette force d’attraction irrésistible de la rock star, à la fois exposée comme corps intemporel – car voué à la postérité -, et comme incarnation médiatique d’une philosophie marginale et contre-culturelle.
En l’espace d’une journée, la groupie essaiera de faire descendre le rockeur de son nuage, fait de loges et de chambres d’hôtel, pour le balader ici-bas, dans le royaume des mortels. Une fois engagé dans l’exploration de Paris, le couple sera régulièrement assailli par des hordes de fans. Explicitement représentés comme des goules au regard vide (et tout particulièrement les femmes, hypnotisées par la puissance sexuelle inhérente à la rock star), l’irruption des fanatiques exacerbe ponctuellement les contradictions du couple. La jeune femme, d’abord fière d’arpenter les rues accrochées au bras du rockeur, semble vite désemparée, incapable de pouvoir retenir ce corps fuyant et presque immatériel. Le fan en lui-même, avide d’approcher la chair divine de la célébrité, révèle par sa seule présence la grande mascarade où s’est embourbée la jeune femme, en lui tendant le miroir de son vulgaire statut de groupie.
A l’image du titre christique – For This Is My Body – le personnage du rockeur semble par essence voué à être massacré par ses idoles, son corps malmené par un manager qui n’attend de lui que de jouer, de chanter, mais surtout d’offrir une partie de son humanité à chaque prestation, puisant chaque jour dans ses entrailles pour alimenter son public. La boucle se referme donc autour de cette idée de servitude, car celui qui semblait cristalliser le pouvoir au départ, le rockeur, se révèle être lui-même condamné à une forme de crucifixion, perpétrée à chaque apparition sous les projecteurs.
L’art de la posture
Dès lors, il serait difficile de ne pas saluer la richesse thématique du film, très dense et pertinente. Pourtant, le résultat se révèle quelque peu inabouti, en ce qu’il n’arrive jamais à donner corps à ses belles idées. Déséquilibré par cet entre-deux – celui décrit plus haut, entre réalisme et onirisme – et incapable d’articuler ces dimensions entre elles, For This Is My Body est parfois formellement disgracieux, et souvent alourdi par d’innombrables distorsions stylistiques. Un peu comme si l’auteure craignait qu’une image ne soit pas suffisamment claire, il lui semble nécessaire de multiplier les décrochages et autres métaphores signifiantes. Cela a pour conséquence de dévitaliser le film, car le commentaire excessif fait l’effet d’un trou noir, entraînant dans son sillage deux natures d’images censées cohabiter. La ville de Paris, photographiée sans esbroufe et dans des décors naturels (le Jardin des Plantes et l’Institut du Monde Arabe, entre autres), perd toute sa complexité, toute sa rugosité, lorsqu’elle se confronte à la dimension symboliste du film. De la même manière, ce langage, trop bavard pour espérer dépasser l’horizon de la dialectique, enferme les différents personnages derrière une esthétique faite de tics et de tocs.
Le rockeur par exemple, avec sa gestuelle débraillée, son corps accablé et ses propos planants, finit par être parfaitement antipathique à force d’être surexposé dans sa singularité. Au delà de l’excès d’expressivité, ses interactions avec l’environnement extérieur précisent la caricature de l’homme inadapté : un champ/contre-champ avec un léopard en cage, au cas où nous n’aurions pas compris qu’il n’appartenait pas à ce monde, puis plus tard, un plan large à la composition symétrique dont il constitue le seul centre, au cas où nous n’aurions pas compris qu’il souffrait d’une terrible solitude. La groupie, quant à elle, bien que souffrant dans son développement de cette même lourdeur anti-naturelle, réussit à faire vivre son personnage grâce à une très belle interprétation. Son regard, tantôt éteint, tantôt animé par une fascination indescriptible, contient à lui seul, dans une image silencieuse, ce que le film cherche à tout prix à démontrer par le bavardage.
Enfin, il faut évoquer l’apparition éphémère de Fanny Ardant sur les toits de l’Institut du Monde Arabe, surjouant son rôle de créature de cinéma, cigarette à la main. Voix suave monocorde et demi-sourire figé, elle semble condamnée à s’exprimer en citations. De cette scène improbable advient la triste conclusion d’un film auto-commenté, décidément anti-cinématographique en ce qu’il est incapable de croire en la puissance suggestive d’une image. C’est qu’il est un peu trop occupé à se complaire dans la culture de son propre nombril, dans une démonstration plastique qui n’aura de vertu qu’à révéler son goût pour la posture.