Domaine

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Deux êtres sur le fil du rasoir pour illustrer notre solitude métaphysique au sein d’un cosmos qui ne peut pas grand-chose pour nous. Un premier film puissant avec une Béatrice Dalle formidable.

Rien n’est plus difficile que de traduire à l’écran l’ébriété, si ce n’est à la manière caricaturale des Ch’tis, et encore plus d’y montrer la déchéance que l’addiction provoque chez l’être humain. Exercice d’autant plus périlleux qu’il s’agit ici d’une femme d’âge mûr, qui sombre peu à peu dans l’alcoolisme, mais aussi dans le désespoir amoureux et existentiel. Même si elle entreprend une cure de désintoxication, ce film n’a rien à voir non plus avec Le dernier pour la route de Philippe Godeau et, même si l’actrice principale est en passe de se marginaliser, rien à voir non plus avec le rendu de Sans toit ni loi d’Agnès Varda.

Il faut dire ici que, pour un premier long métrage, Patric Chiha a eu du flair ou de la chance : Béatrice Dalle y est formidable. Ça, on le savait déjà, c’est une actrice qui a l’habitude de naviguer entre deux eaux, sur le fil du rasoir et personne mieux qu’elle n’arrive à faire ressentir la fêlure, différemment, plus profondément et en même temps plus subtilement que Sandrine Bonnaire ou Isabelle Huppert. En plus, elle y est très belle dans ce rôle de mathématicienne à la dérive, avec sa rectitude, sa démarche longiligne et décidée à la fois qui chaloupe toutefois pour ensorceler les hommes, et son peu de goût pour les gens qui n’ont pas le sens de l’orientation. Elle incarne Nadia, femme d’une quarantaine d’années dont on apprend peu à peu le drame et le poison de sa vie, sans jamais rien y comprendre car ce film est volontairement peu explicite. Peu à peu pourtant, on devine ou comprend qu’elle est la tante de ce jeune garçon de 17 ans qui la suit comme son ombre. Il faut dire que, à ce niveau, Patric Chiha a eu bon nez encore en découvrant ce jeune Isaïe Sultan pour incarner le neveu de Nadia, ce jeune Pierre à la beauté naturelle et grisante.

Il ne s’agit pourtant pas d’un remake du Blé en herbe de Colette qu’on nous propose ici, ni même d’une illustration du célébrissime "Il venait d’avoir 18 ans" de Dalida. Car tout dans Domaine est suggéré, aucune clé n’est apportée pour éclaircir le comportement des personnages. On dirait que le réalisateur, qui est à la fois scénariste, veut nous laisser dans le doute, dans le noir, mais aussi dans le charme d’un film en train de se construire sous nos yeux. Et c’est ce qui en fait sa force, et parallèlement sa faiblesse se diront certains esprits chagrins, du moins les spectateurs qui ont du mal avec le non-dit et l’interprétation.

Quêtes

Histoire à deux, Domaine scelle une histoire entre deux êtres : l’un qui se cherche et finira par découvrir son homosexualité, et l’autre à la dérive qui abandonne dans l’alcool son amour des mathématiques. Patric Chiha s’en est expliqué : un jour, il eut la révélation que Nadia devait être une chercheuse dans le domaine aride des mathématiques. Ainsi sa rigueur serait naturelle, et sa folie destructrice sans doute plus inquiétante. Quant à Pierre, on dirait que le fait de lui choisir des orientations homosexuelles fait  taire toute ambiguïté sur la relation qu’il aime entretenir avec sa tante, qu’il admire, imite, adule et sans doute désire protéger.

Pierre représente en quelque sorte la figure de l’ange, qui échoue toutefois dans son acte de rédemption et devient un être presque pasolinien, surtout dans la séquence finale qui reste mystérieux et c’est sans doute bien ainsi.

Deux êtres en pleine évolution pour l’un, involution pour l’autre illustrent parfaitement notre très grande solitude métaphysique au sein de ce cosmos qui ne peut pas grand-chose pour nous, pauvres humains prisonniers de nos fantasmes et de nos représentations. Nadia reste longtemps dans notre esprit après avoir vu ce film, grâce à la présence magique et torturée de Béatrice Dalle qui porte ce film, aidée en cela par le jeune Isaïe dont on ne pourra oublier ni les larmes, ni les sourires, si proches de la vie, de la mort, de l’amour. Un très beau film qui parle d’amour, de mort, de cruauté car tout amour n’est-il pas nolens volens cruel ? "Pierre est cruel dans le sens où il se choisit lui au lieu de la choisir elle. Nadia est cruelle parce qu’elle investit un jeune homme d’une mission dont il est incapable : celle de la sauver. Mais il n’y a pas de jugement moral", écrit Patric Chiha. Et c’est justement pour cette absence de jugement que le film sera perçu comme profond, ou comme vain, selon le point de vue ou l’état d’esprit du spectateur. Premier film puissant, Domaine se donne comme contrepoint à la vulgarité et à l’érotisme échevelés qui nous assaillent.

Titre original : Domaine

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Durée : 100 mn


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