De 1977 à 2006 : La Colline a des yeux

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La colline a des yeux, mis en scène par Alexandre Aja (remarqué grâce à son film Haute tension, présenté au festival de Sundance en 2004), sort sur les écrans français en juin 2006.

La colline a des yeux de Alexandre Aja s’agit d’un remake du célèbre film d’horreur réalisé par Wes Craven en 1977 . Ce dernier a lui-même produit la nouvelle version de son film (que ses admirateurs considèrent comme l’un des meilleurs de sa carrière).

L’œuvre fit sensation à la fin des années 1970. Les Carter se rendent en Californie, et ont un accident de voiture en traversant le désert. La famille est bientôt confrontée à un clan de cannibales, dirigé par un dénommé Jupiter, qui habitent sur les collines et qui s’attaquent aux voyageurs imprudents.

Craven a créé des monstres célèbres, dont l’inévitable Freddy Krueger (cf. Les griffes de la nuit, 1984). Il a également réalisé des navets irregardables (La ferme de la terreur, en 1981, reste sans doute le pire) et des œuvres très discutables telle la série des Scream, largement surévaluée. Sa mise en scène, souvent indigente, parvient rarement à dissimuler la lourdeur chronique de ses scénarios. Des questions pertinentes se dégagent cependant de sa filmographie, autour notamment du thème de la monstruosité, qu’il décline, reconnaissons-le, sous des visages variés (mutants, créatures cloîtrées, esprits malfaisants, vampires et autres tueurs sadiques). La colline a des yeux fut donc pour lui l’occasion de confronter la famille américaine à son double maléfique, et de décrire ainsi les réactions de ses membres face à l’adversité la plus extrême.

Partie 1 : Une esthétique revisitée

Le style iconoclaste du film fit frémir la critique de l’époque. Les enfants Carter utilisent par exemple le corps de leur mère pour appâter leurs agresseurs, tandis que leur père, crucifié, est brûlé vif devant leurs yeux. Wes Craven, disposant d’un budget limité, fut soumis à des contraintes de tournage draconiennes, ce qui explique certaines carences de l’œuvre (les autres étant dues aux insuffisances du cinéaste). Le film fut tourné en 16 mm, et le réalisateur parvint à réunir plusieurs techniciens pour régler les effets spéciaux et les cascades. La photographie et la progression dramatique demeurent cependant laborieuses ; et ce sont les nombreuses trouvailles du cinéaste, ainsi que la bonne volonté de l’ensemble de l’équipe, qui sauvent le film de justesse.

L’esthétique du remake est plus soignée. Il est vrai qu’Alexandre Aja a eu des moyens financiers plus conséquents. Pourtant, la sophistication du film ne résulte pas seulement d’une actualisation de l’original, mais d’un réel sens de l’effroi et de la mise en scène. La photographie terreuse révèle la part sinistre des paysages rocheux où se déroula le tournage. Les plans répétitifs ont été supprimés dans la nouvelle version, bien plus dynamique que l’ancienne . L’isolement des protagonistes est, quant à lui, souligné par les plans de grand ensemble, qui évoquent l’immensité désertique où se déroule l’intrigue. On remarque également une utilisation prononcée de la caméra tenue à l’épaule, qui donne à la réalisation un aspect documentaire et réaliste. Le choix des axes est parfois extrême. Par exemple, la caméra est placée de trois quarts, très près du sol, lorsqu’une main surgit dans le champ pour retirer brusquement le piège qui a fait éclater les pneus de la voiture, et qui occupait la diagonale de l’écran.

La bande-son, bien qu’adaptée au propos, demeure assez classique. Celle-ci a été enrichie par des bruitages, tels que les sempiternels crissements que l’on retrouve dans la majorité des films d’horreur. Les moments de silence sont plus judicieux : un travelling inquiétant fait découvrir au public l’intérieur de la caravane. Les Carter dorment paisiblement, tandis que l’un des mutants caresse de sa main le visage de la sœur. L’absence de bruits et de musique amplifie ainsi l’impression d’angoisse qui se dégage de la scène.

Les limites individuelles des membres de cette famille décimée ont été davantage explorées. Même si la trame narrative originelle, scrupuleusement suivie par Aja, ne permet pas une analyse sociale trop poussée. La colline à des yeux demeure un film gore, et non un drame sociologique. Les personnages, tout comme l’intrigue, sont mieux développés. La direction des acteurs est plus précise, permettant à l’interprétation de gagner en intensité. Evidemment, Aja n’a pas été soumis aux mêmes impératifs de temps que Craven, qui devait tourner ses plans en toute hâte.

Le réalisateur français respecte le timing adopté par Craven (la famille est attaquée, dans les deux versions, au début du second tiers du film). Il ajoute néanmoins une séquence d’ouverture d’une extrême violence. Des scientifiques, mesurant le taux de radioactivité de la zone, sont assassinés par les monstres. Le spectateur est donc plongé d’emblée dans l’horreur, alors que celle-ci était progressivement introduite dans le premier film.

Wes Craven avait adroitement fondé toute la première partie de son oeuvre sur le hors-champ. Cadrage partiel d’une partie du corps des cannibales, voix off qui menace la famille Carter, halètements insanes émis par le poste radio. Selon Gilles Deleuze, « Si le continuum (ou la composante sonore) n’a pas d’éléments séparables, il ne s’en différencie pas moins à chaque moment, suivant deux directions divergentes qui expriment son rapport avec l’image visuelle. Ce double rapport passe par le hors-champ, pour autant que celui-ci appartient pleinement à l’image visuelle cinématographique. Ce n’est pas le sonore qui invente le hors-champ, mais c’est lui qui le peuple, et qui remplit le non-vu visuel d’une présence spécifique » . Cette « présence » évoquée par le philosophe devenait « omniprésence » dans La colline a des yeux. Par ailleurs, l’emploi de plans tournés en caméra subjective (représentation des agresseurs à travers un élément du décor, utilisation de cache en forme de jumelles) et l’apparition furtive de silhouettes augmentaient l’atmosphère menaçante produite par le hors-champ.

Ces effets sont repris et valorisés dans le film de 2006. A la suite de l’accident, un zoom arrière très rapide opère un changement d’échelle de plans et montre que la caravane est isolée dans le désert. Le cache situé sur les pourtours du cadre indique qu’un observateur épie les membres de la famille à leur insu, et qu’une menace indicible pèse sur eux. Le réalisateur évite de multiplier les monologues navrants. La présence off des mutants se traduit plutôt par des séries de sons gutturaux. Les grognements inhumains remplacent les jacassements insistants que l’on retrouvait dans la première version.

Les mouvements de grue et les travellings (souvent très lents), qui épousent les déplacements des Carter, donnent l’impression qu’ils sont suivis en permanence par un individu dangereux qui se cache en dehors du champ. C’est sans doute ce procédé qui développe le mieux l’approche adoptée par Craven.

Ce dernier était parvenu à susciter l’effroi en suggérant les anthropophages plutôt qu’en les montrant. Cette démarche est cependant rompue durant le dernier tiers du film. Jupiter et ses rejetons parcourent les collines dans de nombreuses séquences. Leur fréquence d’apparition à l’écran est inappropriée. La menace mystérieuse prend un visage familier auquel s’habitue le spectateur. De plus, le réalisateur fait évoluer les personnages maléfiques dans des plans larges, alors qu’il aurait dû privilégier des plans beaucoup plus serrés. Résultat : l’effet de surprise est rompu (on voit les cannibales arriver de loin). Le mécanisme de la peur ne semble donc plus fonctionner.

Aja ne reproduit pas les mêmes erreurs. Les protagonistes qui sont éloignés dans le champ ne sont pas les chasseurs, mais leurs victimes. Ce qui paraît plus logique. Le visage et le corps des mutants sont souvent montrés, à l’instar de la version initiale. Mais cette fois, maquillage, prothèses et effets numériques (du reste peu nombreux) transforment les anthropophages inventés par Craven en créatures inhumaines. Aja mise sur les déformations physiques de ses monstres pour provoquer le dégoût et la terreur. Leur apparition répétée à l’écran amplifie donc l’effet horrifique, alors qu’elle représentait une entrave dans le film du cinéaste américain.

Le réalisme macabre de ce dernier choqua le public dans les années 1970. La séquence la plus répugnante reste celle où l’un des fils de Jupiter est attaqué par le chien des Carter, qui lui entaille la cheville jusqu’à l’os. Un gros plan nous fait découvrir un morceau de chair sanguinolent, presque détaché de la jambe du personnage. La nouvelle version est encore plus écoeurante et multiplie les scènes gores (sans pour autant en abuser). Corps dépecés et carcasses pendues au plafond soulignent ainsi le thème de l’anthropophagie, qui est abordé de manière plus significative que dans le film précédent. Dans une séquence, le père du bébé enlevé par les mutants, est assommé puis enfermé dans un réfrigérateur où des morceaux de cadavres ont été entassés. Mais c’est surtout au détour d’un sentier poussiéreux que le fils Carter découvre l’une des créatures en train de dévorer la chair de sa mère, après l’avoir arrachée de sa dépouille. La scène est écoeurante et dépasse de loin la morbidité de Craven.

Partie 2 : Une portée sociale moins pertinente

La première version réactualisait, dans les années 1970, le thème de la civilisation opposée à la sauvagerie. Le film abordait la question à travers un prisme original. La peur ancestrale de l’homme non-socialisé ne provenait pas, cette fois, d’un récit dont l’action se déroulait dans une forêt profonde. Elle était transposée dans un autre type de zone hostile : le désert. Lieu référentiel du néant social.

De nombreux cinéastes américains ont revisité, dans les années 1960 et 1970, le mythe fondateur de la frontière à travers plusieurs genres cinématographiques (westerns, films-Vietnam, science-fiction, horreur). La colline a des yeux s’inscrit dans cette tendance. L’exploration du continent nord-américain ne serait donc pas terminée. Il subsisterait des régions sauvages qui échappent au contrôle de l’homme. La civilisation ne règne pas en totalité sur le sol administré par Washington. Craven fantasme sur les limites du monde socialisé, qui apparaissent dès que les Carter s’éloignent de la route, artefact dérisoire au milieu d’une nature où domine l’inhumanité. La station-service symbolise d’ailleurs, dans l’organisation spatiale du film, l’ultime avant-poste au-delà duquel les personnages pénètrent dans un territoire de barbarie.

Craven s’est peut-être inspiré, pour créer le personnage de Jupiter, des visions monstrueuses imaginées par Lovecraft. Naissance anormale qui inquiète les parents, enfant poilu de taille colossale, adolescent malsain qui agresse les animaux puis les êtres humains. Nous retrouvons là quelques caractéristiques empruntées aux récits du maître de la littérature horrifique moderne.

La créature fut donc abandonnée sur les collines par son père après l’incendie mystérieux de la demeure familiale. La référence au personnage d’œdipe est évidente : le fils est rejeté car il représente une menace pour son géniteur, qu’il finit d’ailleurs, conformément au mythe grec, par assassiner. Prédisposé au mal et livré à son sort, Jupiter renie les lois et la morale qui régissent l’ordre social et incarne la figure légendaire de l’ogre mangeur de chair humaine.

Ruby, la fille de Jupiter, demande à son grand-père, qui dirige la station-service, de l’emmener avec lui. Celui-ci refuse car la jeune femme est une sauvageonne qui sait seulement manger avec ses doigts. Ruby ne peut intégrer la société car elle a été élevée à sa périphérie, dans un milieu qui échappe aux normes établies. Son état semble donc irréversible.

Les cannibales sont des dégénérés. Ils se couvrent de peaux de bêtes et dévorent de la viande crue. Leur visage raviné et la grossièreté de leurs traits accentuent leur apparence néandertalienne. Leur comportement, encore plus primitif que leur aspect, les rapproche davantage de l’animalité que du genre humain.

Le péril nucléaire est mieux développé dans le remake (la version de Craven l’évoquait tout juste lorsque les Carter s’aperçoivent, en lisant une carte routière, qu’ils traversent une zone où ont eu lieu des essais militaires). Des images d’archives d’explosions atomiques ont été insérées dans le générique. Le scénario original a également été remanié. Les anthropophages sont en fait d’anciens mineurs qui ont refusé de quitter la région, réquisitionnée par l’armée. Les radiations émises à la suite des explosions les ont donc transformés en mutants difformes.

Leur apparence, à la fois grotesque et terrifiante, renforce évidement le thème de la dangerosité des expériences nucléaires. L’approche du vingtième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl aurait-elle réactivé, dans le cinéma, une problématique désuète depuis plusieurs années ? C’est fort probable, car le sujet atomique, traité jusqu’à l’usure par Hollywood depuis les débuts de la Guerre froide, n’aurait pas de véritable raison de réapparaître . Sans compter que les studios, actuellement, s’intéressent plutôt aux risques technologiques liés aux manipulations génétiques.

En outre, ce choix scénaristique change complètement la portée sociale de la première version. L’habitat des cannibales n’était qu’une grotte sommairement aménagée dans le film de Craven, alors que les monstres vivent dans une ancienne ville de mineurs dans celui de Aja. Les habitants ont même installé des mannequins dans les rues et dans les demeures pour simuler un semblant d’urbanité. La démence n’a pas pour origine l’abandon d’une créature anormale sur les collines ; elle résulte des conséquences psychologiques dues aux retombées radioactives sur la communauté des mineurs. Le réalisateur français supprime également certaines séquences du premier film, qui soulignaient l’affrontement entre la civilisation et la sauvagerie (comme celle où le grand-père refusait de s’enfuir avec Ruby), problématique qui disparaît donc quasiment du remake.

Selon Julien Galliot, les films de Craven « brossent un portrait cinglant de l’Amérique bien pensante, embourgeoisée et obsédée par le politiquement correct » . La colline a des yeux illustre parfaitement cette idée. La mère Carter est une bigote archétypale. Son dieu ne lui est pourtant d’aucune utilité face à la progéniture de « Jupiter », divinité païenne autoproclamée, siégeant au sommet de sa colline, nouveau capitole symbolique. La version de Craven interroge surtout le devenir de la structure familiale américaine. Le dernier plan du film est éloquent. Le père du bébé est filmé en contre-plongée, alors qu’il poignarde violemment le dernier cannibale en vie. Un arrêt sur image clôt brutalement le film, et un fondu rouge-sang annonce le déroulement du générique. L’intention du réalisateur est claire : les valeurs de la famille se sont désagrégées en un temps infime (une nuit seulement). En effet, les membres encore vivants ont été contaminés par la sauvagerie ambiante, et sont devenus à leur tour des assassins pour pouvoir échapper à leurs agresseurs. Le plan s’achève ainsi sans montrer la réunion des survivants. Le triomphe revient à l’individu, et non à la cellule familiale, dont la cohésion (fictive depuis le début), n’est plus possible à cause de l’expérience traumatisante que chaque membre a vécue.

Sur ce point, la fin du film de Aja est décevante. Après avoir vaincu les mutants, les Carter se retrouvent et s’embrassent, pensant que le cauchemar est terminé. La famille, du moins ce qu’il en reste, se recompose cette fois à l’écran. On est bien loin du pessimisme social de Craven, totalement court-circuité par cette séquence, qui donne au film de Aja une coloration bien plus convenue. L’œuvre originale, malgré sa photographie surannée et sa narration inégale, proposait une réflexion pertinente sur la société, que l’on retrouve peu dans le remake. Une amélioration de circonstance n’est pas forcément un gage de réussite.


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