"Les quatres femmes et la mort" pourrait être aussi le titre de Cris et chuchotements (Viskningar och rop, 1972) d’Ingmar Bergman qui a si souvent personnifié la Grande faucheuse. Ce film marque au fer rouge la carrière du cinéaste suédois, notamment pour sa colorimétrie. Rouge, c’est la couleur qui habille son œuvre et a qui a valu à son directeur photo et comparse de toujours, Sven Nykvist, un Oscar en 1974. Dans ce long métrage acclamé par la critique, Bergman revisite les thèmes de la mort et de la solitude. De ses héroïnes, le cinéaste affirmera d’abord qu’elle représente chacune un des visages de sa mère, prénommée Karin (prénom récurrent dans les films de Bergman, à l’instar d’Anna) comme l’un des personnages du film, avant de se rétracter. Son obsession du visage trouve naturellement sa place et sa portée dans Cris et chuchotements. Le film est une succession de zooms sur ces visages de femmes face caméra comme pour nous aider à accéder à leur monde intérieur. Les transitions entre les différents gros plans ne sont plus des noirs mais les rouges dans lesquels se dissolvent les traits des protagonistes. A l’instar de leurs sombres et impénétrables pensées.
Cris et chuchotements trotte dans l’esprit de Bergman depuis 1970, mais il faut attendre la fin du film Le Lien, en 1971, pour que le réalisateur y travaille sérieusement. Au commencement : l’image obsédante d’une jeune fille qui marche sur une route menant à une grande maison. Ce sera finalement un manoir, dans la campagne suédoise, où en cette fin du 19e siècle, Agnès (Harriett Andersson) est atteinte d’un cancer. A l’agonie, la jeune femme est veillée par ses sœurs, Maria (Liv Ullmann), Karin (Ingrid Thulin), et la servante dévouée Anna (Kari Sylwan). En pénétrant dans la demeure, on découvre le visage de douleur d’Agnès, dont la pâleur se confond avec la blancheur de sa robe de nuit. Harriett Andersson, célèbre visage de Monika (1953), incarne une femme au bout de sa souffrance. Ses cris se confondent avec le tic tac des horloges, autre marqueur de la filmographie du cinéaste.
Durant les quatre jours où Agnès se meurt, Karin et Maria s’apesantissent sur leurs vies et leurs compromissions. Au point de confier le soin de la malade à Anna. Face aux cris de détresse d’Agnès, Karin se fige, Maria se détourne. Quand elles peuvent échapper au martyre de leur sœur, le silence demeure car Karin et Maria n’ont plus rien à se dire depuis longtemps. Bergman parle alors d’elles pour sortir le spectateur de ce pesant huis clos et explorer leurs personnalités.
Trois couleurs : rouge, blanc et noir
Les allers-retours entre le passé et le présent délimitent deux époques « colorées » dans Cris et chuchotements et traduisent une autre constante chez Ingmar Bergman : une manifestation originale de sa vision en noir et blanc. Le réalisateur précise dans son livre Images, édité chez Gallimard en 1992, que « tous (ses) films peuvent être pensés » en ces termes, à l’exception justement de Cris et chuchotements dominé par le rouge, métaphore du sang, de la souffrance et de la mort. L’autre image, qui hante Bergman à propos de cette production également financée par les cachets de son chef opérateur et de ses principales actrices, est celle d’une pièce tendue de rouge où se retrouvent des femmes vêtues de blanc.
Le blanc est la couleur qui précède le deuil, symbolise l’attente et renvoit aux jours heureux. Dans la scène finale, quand Anna lit quelques lignes du journal intime de la défunte, c’est un après-midi rare, que vivent les trois sœurs et leur domestique. Le blanc de leurs robes reflète le soleil éclatant de cette magnifique journée d’automne, l’expression de la plénitude qui met fin aux cris et aux chuchotements, peut-on lire avant le générique final. Avant le décès d’Agnès, le quotidien de la maisonnée rime avec le blanc de la garde-robe des personnages. La vie de Marie, bien que trouble, appartient à cette époque. Mère de famille, elle entretient une liaison depuis un précédent séjour au manoir, avec celui qui est aujourd’hui le médecin de sa sœur.
L’existence de Karin est plus obscure : c’est une femme qui mutile son sexe par détestation de son mari. Elle est dominée par le noir du deuil qu’arbore les femmes du manoir après la disparition d’Agnès. Emmurée, Karin ne semble pouvoir établir aucun contact avec un être humain, y compris ses sœurs, notamment celle qui reste. Même si l’épreuve de la peur et du chagrin pourrait les pousser à se trouver.
Car si Karin ne peut se lier avec les vivants, Agnès le souhaite encore par-delà la mort. Ce besoin de lien est mis en scène comme un convocation au chevet de la morte. Elle prend des allures de cauchemar pour les vivants. Tour à tour, Agnès fait appeler Karin et Maria par Anna. Comme souvent, Maria se réfugie tout de suite dans un coin de la pièce puis la quitte, Karin résiste quelques minutes avant de crier son dégoût aux vivants. Seule la dévotion que porte Anna à Agnès est à la hauteur du sacrifice demandé. La servante choisit le monde d’Agnès. Certainement parce qu’elle partage cette foi en Dieu qui caractérise la disparue. Bergman revisite d’ailleurs "La Pietà" en mettant Agnès dans les bras d’Anna. Des femmes qui ont côtoyé Agnès, la servante est celle qui en gardera le meilleur : son journal intime et ses secrets.