Coffret DVD King Vidor : un pionnier conquérant à l’ère de la Grande Dépression

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« Scène de la rue » (1931), « L’Oiseau de paradis » (1932) – deux pépites Pré-Code Hays – et « Notre pain quotidien » (1934) réunis pour la première fois dans un coffret quasi-collector.

1929 : cette année-charnière enterre une décade insouciante et frivole, où strass et paillettes se consument dans l’alcool de la prohibition. Frappée de plein fouet par l’onde de choc du plus grand krach boursier de son Histoire, les États-Unis semblent s’ébrouer subitement, comme au sortir d’une énorme « gueule de bois ». Tandis que le cinéma parlant fait ses premières armes sur fond de Grande Dépression, le glamour hollywoodien, exutoire à illusions, envahit les écrans à mille lieues des préoccupations pragmatiques du peuple américain. 

1933 : Franklin Delano Roosevelt et son New Deal succèdent à la morne administration de John Edgar Hoover. Il instille un coup de pouce salvateur à l’esprit d’entreprise. Il faut dire que le chômage bat tous les records : de 2 millions de sans-emplois en 1929, le pays en compte désormais 13 millions. Hollywood et son usine à rêves tournent à plein. Pour quelques cents, "John Doe", l’homme de la rue, entend exorciser ses journées de désenchantement dans les salles obscures.

C’est dans ce contexte délétère que les derniers films muets et les premiers talkies du cinéaste King Vidor reflètent cet esprit pionnier américain si caractéristique. Hormis la figure mythique du défricheur et du bâtisseur, il préfigure, au même titre qu’un Ford, qu’un Capra ou qu’un Hawks, le self-made man pleinement impliqué dans la réalité sociale de son temps et adepte du do it yourself . Partant, Vidor n’aura de cesse d’exalter le common man ; entendre l’homme ordinaire doté d’un solide common sense, bon sens « progressiste » et qui entend bien « arracher » son lopin de « Terre promise ».

Au tout début de La Foule (The Crowd), le chef-d’œuvre de Vidor réalisé en 1928, John Sims en héros conquérant débarque dans la métropole new-yorkaise de sept millions d’habitants avec un bagage surtout « rempli d’illusions ». Au moment de descendre du bateau, un bref échange verbal s’engage alors avec un travailleur migrant, autre candidat au rêve de prospérité : « Pour se frayer une place dans cette foule, il faut être assurément bon », lui assène-t-il avec une pointe de désenchantement. Et John Sims de répondre : « Tout ce que je demande , c’est une opportunité ».

En visionnaire anticipant la crise de 1929, Vidor démythifie ce « rêve américain » d’émancipation, d’autonomie et de liberté de l’homme ordinaire que résume l’idéal jeffersonien. Rappelons que Thomas Jefferson, qui a rédigé l’Acte d’Indépendance le 4 juillet 1776, figure aux côtés de Georges Washington et d’Abraham Lincoln comme l’un des trois Pères fondateurs des États-Unis d’Amérique.

 


La Foule
 
King Vidor : le « chaînon manquant » entre Griffith et Chaplin

À l’évidence, King Vidor, natif du Texas et d’origine hongroise, apparaît comme le chaînon manquant entre son mentor en cinéma, David Wark Griffith – dont il sera l’assistant sur Intolérance (Intolerance: Love’s Struggle Throughout the Ages, 1919) -, de par un sens inné de la narration filmique et une acuité visuelle infaillible, et Charlie Chaplin, pour son alacrité et son sens de la dérision qui, dans un va-et-vient pendulaire alternatif, nous fait passer sans transition des larmes au fou rire.

La scène finale de La Foule est éloquente et surtout emblématique de ce populisme américain qui rebondit sur ses désillusions. Frappé par la fatalité, John Sims perd tragiquement sa petite fille et son emploi de bureau par ricochet. En proie au suicide, il manque de perdre la vie mais en réchappe in extremis grâce à l’intervention de son dernier rejeton qui l’aime pour ce qu’il est et non pour ce qu’il prétend être. Sur le point de perdre sa femme pour un déni de confiance regardant ses ambitions déçues, il retrouve un expédient d’homme-sandwich jongleur et sa situation rebondit fortuitement.

Le happy ending du fou rire communicatif de la foule au théâtre devient une catharsis à sa précarité. Vidor clôt son film sur une mise en abîme de plusieurs travellings arrière en raccord cut où le couple Sims se noie dans une masse hilarante qui s’enfle démesurément tandis que a contrario, le film s’ouvrait sur un travelling avant oppressant et intrusif dans une ruche bureaucratique tant bourdonnante que déshumanisée. Séquence devenue anthologique que Billy Wilder réintroduira par la suite dans son film La Garçonnière (The Apartment, 1960).


Notre pain quotidien (Our Daily Bread, 1934) : le mythe rousseauiste d’un « retour à la nature »

Où l’on retrouve le couple John et Mary Sims qu’on avait laissé marginalisé dans la Big Apple à la fin de La Foule, et un rêve américain évaporé dans la nature. Le voilà inopinément transplanté sur un terrain en friche que leur oncle, incarnation de l’Oncle Sam, leur cède avec pour mission de l’irriguer pour la rendre arable.

Jugé trop réaliste et utopiste de par le regard frontal porté sur la réalité sociale du pays, le projet se détourne ostensiblement des canons hollywoodiens et Irving Thalberg, alors grand manitou de la MGM, refuse son blanc-seing à son ami Vidor. Ce dernier, en cinéaste engagé comme galvanisé par l’intuition d’un messianisme qui puise ses racines dans l’urgence d’une mission à accomplir, décide d’hypothéquer sa maison pour autoproduire cette ode au militantisme quasi-pastoral.

Vidor renoue dans le même temps avec le mythe (grec) éternel de l’Arcadie, qui représente idéalement le pays du bonheur idyllique à travers les aspirations utopistes des communautés coopératives implantées en Amérique et la croyance entretenue par la mystique de l’expansion que l’Amérique est un nouvel Éden, un nouveau pays de Cocagne, une « Terre promise » capable de tenir ses promesses. La pastorale du film évoque la nostalgie de tous les citadins déclassés en faveur d’ un retour à la nature des origines.

 


Notre pain quotidien
 

Un joyeux contingent de travailleurs terriens

De facto, la terre en friche compose un environnement isolé, hostile et aride. Sans pluie, pas de récolte possible. Or le maïs a soif, et la sécheresse guette. Promu chef de file de cette communauté empirique, John Sims doit la tirer de ce dilemme cornélien s’il veut en sortir la tête haute. Sourcier malgré lui, il devra batailler ferme pour trouver une solution d’épandage quasi-miraculeuse des épis de maïs menacés de brûler sur plants : la dérivation d’une rivière en creusant une voie de dénivellation pour acheminer l’eau jusqu’aux champs asséchés.

L’arme de l’ironie est une soupape chez Vidor qu’il manie selon une parodie rituelle volontiers acerbe et décapante. Les exemples abondent dans le film. Ainsi l’expérience communautaire joyeusement « chaotique » n’est pas sans rappeler dans ses méthodes d’embrigadement le bataillon des conscrits de La Grande parade (The Big Parade, 1925), pamphlet satirique sur la Grande Guerre qui avait déjà valu une reconnaissance méritée au cinéaste.

En guise de préambule, Notre pain quotidien s’ouvre sur un régiment en marche de fermiers improvisés, portant des pelles sur l’épaule à la place de fusils et entonnant à tue-tête "You’re in the army now". Un leitmotiv repris à l’envi dans La Grande parade pour caricaturer les tâches prêtées aux hommes de troupes en mal d’en découdre. Dans ce muet antimilitariste, Vidor dénonce toute l’inanité de cette pantomime militaire. Les soldats du régiment sont astreints à des corvées leur permettant de « tuer le temps » avant qu’ils ne soient projetés dans l’effroyable hécatombe du front de la Grande Guerre, véritable « casse-pipe ».

Dans Notre pain quotidien, le couplet martial de l’hymne est là pour exhorter l’effort collectif du groupement composite de ces ouvriers de la terre qui résonne comme le « heili -heilo ,on rentre du boulot » de Blanche-Neige et les sept nains (David Hand, 1937).

Une terre cultivée de haute lutte que la communauté se refuse de laisser partir à l’encan

L’attribution des tâches auprès des membres de la coopérative est un autre moment haut en couleurs. Investi de toute l’autorité d’un sergent-recruteur passant l’un après l’autre les conscrits en revue, John Sims attribue les fonctions dévolues aux travailleurs au sein de la communauté eu égard à leurs qualifications respectives jusqu’à tomber nez à nez avec un croque-mort ! Fondu au noir.
 

La séquence de la vente des parcelles aux enchères publiques est édifiante, et parvient à éviter la spoliation des terres âprement labourées par la communauté. Les chevaliers d’industrie sans scrupules et autres aigrefins spéculateurs tirant sur leurs gros cigares sont attirés comme des mouches par les bonnes affaires. Les membres de la coopérative qui font désormais corps comme un seul homme vont les museler et les intimider pour empêcher cette confiscation au profit des suppôts du capitalisme qu’ils représentent. L’ensemble des terres sera finalement adjugé à la coopérative agraire pour la somme dérisoire de 1,85 dollar !

Pour ces expatriés et ces laissés-pour-compte de l’emploi, ces lopins réunis renouent avec le mythe de la conquête de l’Ouest en recomposant une Mère-patrie par excellence. À l’appui de ces scènes ancrées dans les racines sociales du pays en expansion, et qui traduisent cet attachement irrépressible à la terre conquise de haute lutte, on comprend dès lors mieux pourquoi le film de Vidor fut perçu comme un brûlot marxiste par une frange de l’opinion publique la plus radicalement libérale.

Au final, le New Deal est là pour remonter le moral des Américains rejoint en cela par l’idéal jeffersonien qui prône le travail indépendant pour tout homme apte à subvenir aux besoins de sa famille. King Vidor milite ici clairement en faveur de l’entraide, de la solidarité et du bon voisinage communautaire pour atteindre cet idéal d’autonomie et de liberté.


Scène de la rue (Street Scene, 1931) : fenêtre sur rue

En 1931, King Vidor adapte à l’écran une pièce qui valut le prix Pulitzer à son auteur, Elmer Rice, également crédité au scénario. L’action est entièrement circonscrite devant la façade d’un immeuble new-yorkais, qui n’est autre qu’un condensé du melting pot américain où se croisent et s’entrecroisent les franges les plus hétérogènes de la gent hybride fécondée par la « grosse pomme » : Italiens, Juifs de l’Est, Irlandais… Le théâtre est déjà un creuset de civilisation et un lieu propice aux échanges les plus inattendus. Les deux premiers tiers du film vont donc s’attacher aux allées et venues de ce concentré de civilisation selon une typologie méticuleuse. Ici, pas de voyeurisme hitchcockien façon Fenêtre sur cour (Rear Window, 1954), mais le quotidien de la vie d’un immeuble amplifié par la caisse de résonance des commérages. Vidor s’affranchit à merveille de la promiscuité topographique et de l’unité de temps, de lieu et d’action de la pièce d’Elmer Rice.

Le long plan inaugural du film est en soi un véritable tour de force. Après moult circonvolutions sur les toits new-yorkais, la caméra cueille sur le vif quelques saynettes cocasses quasi-documentaires en autant de fondus-enchaînés sur les effets de la canicule : un homme occupé à chasser les mouches de son cheval avec une tapette, des gosses de rue aspergés d’eau par une lance d’arrosage, d’énormes pains de glace réduits à des flaques d’eau que se disputent un chat et les mêmes gamins, un autre homme allongé dans son farniente respirant sous un linge mouillé. Selon une trajectoire d’appareil, la caméra amorce une lente descente en plongée depuis les toits pour venir cadrer la démarche malaisée d’une commère de quartier qu’on suit en travelling jusqu’au porche de l’immeuble où elle entame une conversation avec une autre pipelette à sa fenêtre. Le décor est planté.

 

Le plateau créé pour le tournage de Scène de la rue

Toute l’intrigue se resserre comme un étau sur l’épouse Maurrant, sur laquelle pèse le soupçon de relation adultérine largement entretenu par la rumeur du voisinage. Sa fille Rose (Sylvia Sidney) pâtit, quant à elle, de la médisance généralisée à l’endroit de sa famille. Elle éconduit les avances assidues d’un homme marié qui font jaser, alors qu’elle nourrit dans le même temps un amour tout ce qu’il y a de platonique envers Sam, un timide étudiant en droit de confession juive qui habite l’immeuble avec sa famille. Nous sommes encore dans la période Pré-Code. À partir de 1934 et jusqu’en 1966, au nom d’un puritanisme américain tenace, le code de conduite Hays – éponyme du sénateur virginien William Hays – appliquera une censure implacable que l’ingéniosité et l’inventivité des réalisateurs hollywoodiens n’auront de cesse de contourner.

L’institution du mariage est au passage copieusement égratignée et en prend pour son grade tout du long du film, à travers les persiflages des commères et la disharmonie qu’affichent des couples dépareillés et souvent mal assortis que sauve le pittoresque savoureux de leurs racines immigrées. À la touffeur caniculaire répond cette chape de plomb des relations orageuses entre les différentes ethnies épinglées. Le tragique du film noir fait brusquement irruption lorsque le père, après plusieurs altercations incendiaires, surprend sa femme en galante compagnie. Dans une folie meurtrière, il se condamne en tuant les amants. King Vidor signe là une réalisation haute en couleurs bien que le film soit en noir et blanc. Le fatalisme des situations exposées annoncent ces réquisitoires langiens foudroyants de violence contenue et déchaînée que sont J’ai le droit de vivre (You Only Live Once, 1937) avec toujours l’émouvante Sylvia Sidney et bien sûr Furie (Fury, 1936).

Dans son ouvrage partiellement didactique émaillé de souvenirs de tournage King Vidor on film-making (1972), King Vidor raconte en quelle circonstance il réussit à s’affranchir des limites spatio-temporelles que lui impose l’adaptation de la pièce d’Elmer Rice. C’est en observant une mouche virevolter et épouser les contours du visage d’un machiniste du studio au repos que l’idée lui serait venue d’expérimenter une caméra mobile et fluide dans le même temps ; capable d’inventorier les angles les plus insolites de l’immeuble, du trottoir et de la rue. Rompant avec la monotone et statique litanie de prises de vues classiques à hauteur d’yeux qui était alors l’ordinaire du cahier des charges de la majeure partie des productions cinématographiques, l’effet ainsi obtenu s’avérera tout à fait probant et le procédé révolutionnaire si l’on se replace dans le contexte de l’époque. Pour tenir les impératifs budgétaires (le film est tourné en 24 jours chrono), le cinéaste aura en outre l’astuce de juxtaposer à l’original en extérieur la réplique de l’immeuble et son porche. Ce faisant, King Vidor se pose en véritable précurseur et innovateur de son temps.

 


 L’Oiseau de paradis
  

L’Oiseau de paradis (Bird of Paradise, 1932) : le mythe de la déesse virginale polynésienne revu et corrigé par Hollywood

De l’aveu même de King Vidor dans son autobiographie A Tree is a Tree (1951), L’Oiseau de Paradis reste une œuvre de divertissement alimentaire. Sous contrat avec la MGM et pour répondre à la demande expresse de David O. Selznick, promu patron des productions RKO en 1931, Vidor n’accroche pas à l’adaptation cinématographique de la pièce exotique à succès The Bird of Paradise (Richard Walton Tully, 1912). Il pressent un désastre financier et commence par décliner poliment l’offre de Selznick.

Le tournage difficultueux lui donnera en partie raison. En pygmalion et tycoon avisé, Selznick, désireux de lancer la carrière de l’actrice d’origine mexicaine Dolores del Río, insiste auprès de Vidor afin qu’il insère au moins trois scènes d’amour mémorables dans cette romance des mers du Sud qui ne cache pas le kitch du décorum et les fastes hollywoodiens. Vidor exécutera son contrat tout en nuances.
Coincé entre le Tabou (Tabu, 1931) de Flaherty et Murnau tourné un an auparavant et le King Kong (1933) de Cooper et Schoedzak réalisé l’année suivante, le film sacrifie beaucoup à un folklore polynésien de pacotille. Cependant, le thème du jeune Américain ici campé par Joel McCrea s’amourachant d’une indigène par trop typée (Dolores del Río) est en vogue à l’époque, même si l’hypersexualisation des stars ne parvient toutefois pas à masquer les connotations racistes.

Est-ce que Vidor galvaude pour autant les croyances polynésiennes volontiers « taboues » – reproche qui sera déjà fait en substance à la version muette ethnocentrée de Murnau – ? Toujours est-il que le film se laisse voir pour ce qu’il est : un pur divertissement hollywoodien qui peut paraître suranné, mais dont on retiendra la suavité naïve des scènes d’amour. Le chorégraphe et réalisateur Busby Berkeley y règle ses premiers ballets aquatiques, et la séquence de danse lascive de Luana dans l’anneau de feu, décor qui sera réutilisé à l’identique dans King Kong, est un morceau de bravoure. Pour le reste, on s’amusera du retour à la nature darwinien du personnage incarné par McCrea ou encore du rôle de « pécheuse pécheresse » de Dolores del Río.


King Vidor – Coffret DVD édité par Lobster Film – Disponible depuis le 13 décembre 2015


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