« CINEMAGORA, le cinéma club féministe d’Hélène Frappat » (MK2 Institut)

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Dans son « cinéma club » du MK2 Beaubourg, Hélène Frappat, ancienne critique des Cahiers, parle des processus de « cadavérisation » des femmes, horrifiants et envoûtants, muséaux et momifiants.

À en croire la petite mythologie qu’Hélène Frappat en fait, à travers ses livres de fiction, ses ouvrages d’analyse, et ses interventions orales, l’expérience de la féminité est fragmentaire, c’est-à-dire que les femmes existent toujours en kits et en puzzles, en gros plans et en morceaux. Quand elle présente son dernier roman, Nerona, en effet, l’autrice-philosophe nous parle des yeux exorbités de Giorgia Meloni, constamment scruteurs et fixement dérangés, comme ceux d’un mauvais masque de théâtre antique. Dans la « saison 1 » du ciné-club qu’elle donne au MK2 Beaubourg, « Cinemagora », elle avait diffusé Basic Instinct et parlé du « pussy-eye » de Sharon Stone, vulve qui, apparaissant comme une fulgurance, un rai de pure lumière entre deux bobines de pellicule, confrontait le spectateur avec autant de fermeté et de rudesse que le visage d’Harriett Andersson dans Monika, « le plus long regard-caméra » du monde à sa sortie. Et enfin, quand elle parle de Julia Roberts, Frappat en parle comme de la comédienne qui a la bouche la plus grande de l’histoire de l’image animée, attribut qui lui donne un sourire de la taille de deux ou trois soleils, certes, mais aussi une impressionnante aptitude à pousser des coups de gueule, exploitée dans Erin Brokovich, dans la mini-série Gaslit, et dans le film fictif adapté de la tragédie du pont de Gênes de 2018, en tournage dans le monde de Nerona.

Quelque part entre la scopophilie sécante décrite par Laura Mulvey, dans son texte à la base de la célèbre notion de male gaze, et l’alchimie à l’origine du monstre de Frankenstein, dans le livre de Mary Shelley, Frappat travaille une prose qui grossit, accentue et découpe des morceaux de femmes, entreprise charcutière qui sert autant à faire des exégèses de ce qui constitue la cinégénie de tel plan ou de tel personnage public, qu’à préparer à ce qu’un récit déborde en tempêtes ou en orages, comme lorsque le « Prince » fasciste Nerona, sa version critique de Meloni, sent ses yeux gonfler et glisser hors de leurs deux crevasses vers la fin du livre, rendue aveugle entre la mer Ionienne et la mer Tyrrhénienne. Hélène Frappat sourit, plaisante, et se penche en arrière, le dos droit et le regard fixé vers le fil de sa pensée, pendant les déroulés qu’elle fait après les films. Elle se dit parfois embarrassée d’utiliser un langage « essentialisant », mais la vie intérieure des femmes, surtout quand elle est négociée par et rejouée dans des fictions populaires, le théâtre en Grèce antique, ou le cinéma au XXème Siècle, doit lui sembler être une matière particulièrement appropriée à « monter », c’est-à-dire à rafistoler, à recomposer, à recoller en inserts et en idées directrices fortes.

La question n’est pas tout à fait « Qu’est-ce qu’une femme, » ou même « Qu’est-ce qu’une femme au cinéma ? » C’est plutôt, « Qu’est-ce qu’une femme après l’impact, la collision, » ou « Qu’est-ce qu’une femme après que le monde lui ait rendu la vie impossible ? » Et Frappat explore, film par film, projection après projection, les éclats, les ruines que produit cette interrogation. Après la première séance de cette année, celle des Filles, de Mai Zetterling, l’objet était de reconquérir la parole, de guérir de, ou de survivre à la mutisation des épouses, attendu que, comme le disait Sophocle, « le silence est le cosmos des femmes », leur univers dans les sociétés patriarcales. (Frappat, agrégée de philosophie et calée au point de faire, sur son temps libre, des traductions depuis les latins et les grecs d’origine, souligne que cette citation a longtemps été interprétée comme « le silence est la parure des femmes », leur cosmétique, ce avec quoi elle n’est pas d’accord). Après la deuxième séance, celle de JF partagerait appartement, de Barbet Schroeder, l’objet était de résoudre, dans le sang, les larmes, et les mensonges, le problème du « défaut de substance » que Lacan diagnostique chez toutes les femmes, celui qui les pousserait à se battre entre elles, se parasiter pour compenser et à essayer de s’assassiner, processus impossible, nous dit Frappat, parce qu’il est « impossible de tuer ce qui n’existe pas ».

Dans ses discours, dans ses envolées, dans ses sauts en avant et ses retours en arrière, on sent une tension fascinante, chez cette écrivaine électrique et implacable, celle qui oppose une joie militante dégourdie (« On ne sortira pas dans cette salle avant d’en avoir fini avec la rivalité féminine, » rigolait-elle avant le film de Schroeder) à une conscience extrême de la gravité, et de la conjoncture, et de la situation générale des femmes partout dans le monde et à travers les siècles (elle se dit être une « Cassandre », dans les entretiens autour de Nerona, inquiète mais jamais crue). Assister aux différents opus de « Cinémagora », c’est donc aussi suivre la performance, souvent drôle et grandiloquente, de l’élucidation qu’elle fait d’impressions contradictoires, entre l’édiction de perspectives affranchissantes (« les petites filles sont toutes des punks », « ça doit être trop bien, d’être une psychopathe ») et le soupçon de réalités moribondes (dans la vraie vie, aucune grève de femmes n’a mis fin à la Guerre du Péloponnèse, contrairement à ce qui se passe dans Lysistrata). Hélène Frappat aussi est entre deux mers, et ce que l’on doit bien appeler le duelle, ou le du-ellequi l’anime, elle choisit de le trancher avec des outils queer ou camp (notion qu’elle a fait définir par son fils, à la deuxième séance), un peu comme la version intellectuelle d’une drag queen, d’une actrice de soap opera, ou d’un catcheur de lucha libre.

Dans le présent insubtil et rentre-dedans qui est celui des fascismes internationaux (ceux de Trump, Netanyahou et Meloni), Frappat refuse les affèteries et les délicatesses en réponses, et elle assume d’aimer des formes particulièrement directes, celles de la sitcom (qu’elle ne considère absolument pas comme un « plaisir coupable ») et du thriller sexuel (à la Basic Instinct et JF partagerait appartement). Frappat, contrairement à d’autres penseurs et penseuses des images, dit non à la décélération : elle aime l’émulsion, le foisonnement, et les logorrhées qui créent, après ses discours nourris, goinfrés de références, tantôt l’ébahissement (l’audience s’est sentie pantoise et coite, après son analyse très juste des Filles), tantôt, avouons-le, la confusion. À l’heure où le réseau MK2 fait largesses de sa fortune, profite du succès de son affolante intégration verticale (le groupe investit à la fois dans la production, la distribution, l’exploitation, l’exportation de films, et même l’hôtellerie, avec le MK2 Paradiso), il est agréable de voir, d’une part, qu’il met de l’argent dans les mondes fragilisés de la culture : le trimensuel Trois Couleurs, par exemple, disponible gratuitement dans les salles du réseau, est redevenu un mensuel, cette année. Les jeunes journalistes susceptibles d’y contribuer s’en réjouiront. Et, d’autre part, qu’il parie une partie de sa mise sur des approches qui ne sont pas les plus accessibles et consensuelles. Quand le groupe MK2 travaille avec Frappat, il travaille avec une théoricienne qui a une pensée extensive et exigeante, laquelle demande aux spectateurs d’être un minimum renseignés sur l’actualité de la cinéphilie cinéphile. « Il ne faut absolument pas céder sur la question du point de vue », nous dit Frappat, sans jamais éclaircir qui sont les ennemis « du point de vue » – on voit de quoi elle parle ou on ne le voit pas.

Eurydice : La « justice sans bornes » de l’imaginaire des femmes. 

Alors que plusieurs salles parisiennes, dont l’Archipel et la Filmothèque, diffusaient leur rétrospective de la réalisatrice-star de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, Věra Chytilová, en octobre, Hélène Frappat semblait admettre qu’il était possible qu’un cinéma « de filles » existe, entre le film de Zetterling qu’elle commentait, et le plus connu de Chytilová, Les Petites Marguerites. Les deux longs-métrages, sortis à peine à vingt mois d’intervalle en France, partagent un fourmillant esprit de destruction, de démontage, qui interpelle par son ludisme et érige celui-ci en force de subversion. Quand les femmes n’entretiennent pas, n’embellissent pas, ne nettoient pas, quand elles ne rangent pas, c’est qu’elles dérangent, qu’elles s’amusent à renvoyer le monde au chaos qui le caractériserait sans leur servilité organisée. Les Filles et Les Petites Marguerites, alors, sont à voir comme deux œuvres qui ont l’intelligence de pointer le patriarcat comme une force à ajourner non pas seulement en ce qu’elle est injuste envers plus d’une moitié de la population, mais aussi en ce qu’elle ne serait pas naturelle d’une part (qu’elle se déploierait à rebrousse-poil de l’instinct, de la vitalité « des filles ») et, surtout, pas drôle d’autre part. Dans Les Filles, les seuls moments où les personnages masculins n’apparaissent pas comme des figures ronflantes, revêches, et ennuyeuses, sont ceux où ils poursuivent les personnages féminins, sont mis dans la même énergie qu’elles, et de là, gagnent par ricochets leur éclat. On pense notamment à la scène où Stig Engström, l’unique beau gosse (mettons l’emphase sur sa nature de jeune premier, sa joliesse gracile) du film, devient « un peu une actrice » (nous citons Frappat citant Cary Grant), dirigé par une Harriett Andersson qui, metteuse en scène l’espace de quelques minutes, transforme un fantasme sexuel en un fantasme de bordage dans un lit. Mais le film le plus « Cinemagora » de la carrière de Chytilová, ce ne serait pas Les Petites Marguerites et son souffle constamment renouvelé.

Ce serait sans doute son premier long-métrage, Quelque chose d’autre, qui, se concentrant sur les quotidiens contrastés d’une femme au foyer et de la gymnaste olympique Eva Bosáková, illustre aussi un duelle de femmes, et une maxime à laquelle Frappat croit. « On est beaucoup là-dedans », disait-elle, à la fin de la première séance et en annonce de la deuxième, parlant de la tête des femmes, souvent forcées de cohabiter spirituellement avec des doubles (leurs filles, réelles ou anticipées, les mères de leurs compagnons, les maitresses de ces derniers, les modèles publicitaires, les contre-modèles repoussoirs, etc…). En effet, le lien entre les deux personnages féminins n’est jamais établi narrativement, dans le scénario, elles ne se rencontrent pas, elles ne se touchent pas. On doit donc imaginer qu’elles s’hallucinent toutes les deux, se font l’écho ou le reflet ou l’ombre détachée de leur sœur d’une autre vie. Est-ce le personnage d’Eva qui rêve du personnage de Věra, l’érige en idée de ce que sa vie aurait pu être sans le sport, se montre craintive ou étonnée ou sidérée ou jalouse ou mitigée d’une routine passée avec un mari et un fils inattentifs, et un amant insatisfaisant ? Ou est-ce le personnage de Věra qui rêve du personnage d’Eva, projette un personnage de petit chef masculin autoritaire dans la vie qu’elle imagine à celle-ci, à partir des images qu’elle en voit sur sa télé ? Peut-être que les deux se rêvent l’une l’autre. Ou peut-être que les deux sont rêvées par Chytilová, qu’on peut considérer comme la « vraie Věra » du moment que cette dernière n’est pas Věra Uzelacová, l’interprète du personnage. (Du double, on est passé au quarté, ou au quinté). Peut-être, encore, que ces femmes sont à voir comme l’Eurydice l’une de l’autre : leur coexistence (au sens large, à l’échelle d’un pays), leur coïncidence, n’est possible qu’à condition qu’elles ne se voient pas.

Avec sa culture très riche, et très élégamment employée, au sujet de l’Antiquité, Frappat ne se cache pas de vivre avec des obsessions (c’est d’ailleurs avec ce terme, et une autre référence au cinéma, et une autre histoire de têtes, qu’elle décrit le processus d’écriture de Nerona : « Un peu comme dans un film des Marx Brothers où on doit voir combien de gens peuvent tenir dans une seule pièce, je voulais voir combien d’obsessions peuvent tenir dans une seule pièce – la pièce étant la tête d’un auteur »). L’autrice doit dormir avec Méduse dans les synapses et marcher avec Philomèle dans l’âme (le nom de ce personnage, dont le viol et la mutilation inspireront ceux de Lavinia dans Titus Andronicus, lui a été rappelé par une spectatrice de « Cinemagora »). En ce sens, elle prouve qu’on « est beaucoup là-dedans » aussi : dans une tête de cinéphile, irriguée par les mêmes références que nos adelphes, liée aux autres par un continent secret et sombre, fait de cultures communes. En écoutant Frappat, c’est tout une Pangée, toute une Lémurie de cinéastes et de critiques disparus qu’on écoute à travers elle : il s’agit, lointainement, d’Éric Rohmer, qui a adapté L’Astrée peu de temps avant sa mort, ou, directement, de Jacques Rivette, avec qui elle a eu de nombreux échanges qui l’ont passionnée, dont des confirmations qu’elle lui a demandées (L’Amour fou satyre-ise bien de Jean-Luc Godard) et d’autres, auxquelles elle n’a pas pensé du vivant du réalisateur (La Léni de Duelle, troisième film de cette saison de « Cinemagora », est-elle Leni Riefenstahl, soit une Nerona avant la lettre ?).

Nous comprendrons que « Cinemagora », c’est alors aussi, en catimini, une certaine histoire des nouvelles vagues (internationales) et de la Nouvelle Vague (française), petit traité secret qui implique que Frappat défende les textes originaux de la théorie des auteurs, qu’elle expose Godard, qui aurait « volé le sourire » d’Anna Karénine en la trompant et l’humiliant, et qu’elle tente de se réapproprier une fascination pour les ruines qu’elle doit se savoir, peut-être à contre-cœur, partager avec lui. (JGL, dans un texte sur le film Méditerranée, de Jean-Daniel Pollet : « Que savons-nous de la Grèce aujourd’hui… Que savons-nous des pieds d’argile d’Atalante… Des discours de Périclès… À quoi pensait Timon d’Athènes en montant au forum… Et cet écolier de Sparte pendant que le renard mangeait son ventre. Élargissons le débat… Que savons-nous mêmes, hormis que nous sommes nés là il y a des milliers d’années ? »)

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