La fuite du beau
Bruno Dumont filme les êtres et les choses d’une manière extrêmement personnelle, presque immédiatement reconnaissable. Avec des films tels que L’Humanité, La Vie de Jésus, ou Hadewijch, le réalisateur nordiste travaille une esthétique sans fard. Dumont ne cesse de le répéter : il se méfie du beau plan autant qu’il se méfie d’une belle actrice ou d’un bel acteur. Comme Robert Bresson, qu’il tient en admiration, il a souvent eu recours à des acteurs non professionnels (Twentynine Palms fut une exception dans sa filmographie) car la justesse chez lui prévaut sur le « sonné acteur », le « faire comme ». Il ne cherche pas particulièrement le beau décor non plus, fait avec le « déjà là » d’un paysage – le plus souvent celui des Flandres dans le Nord – qu’il rend éminemment plastique et sensuel. Lorsqu’il tourne la séquence d’ouverture de L’Humanité, montrant la marche effrénée de Pharaon (Emmanuel Schotté) dans un champ fraîchement labouré, il s’adapte à une météorologie capricieuse, la lumière y apparaît fluctuante et le ciel menaçant. Il filme les tas de fumier, les murs décrépis, les visages disgracieux (on parle de « gueules » chez Dumont comme on parle de « gueules » chez Fellini). De même que dans Hadewijch, il intègre à l’image les échafaudages et les engins de chantier de l’abbaye en travaux qui servit de décor au film. « On ne touche à rien, on va filmer, on n‘est pas là pour repeindre » (1). Bien que les motifs soient « pauvres », la composition des plans chez Bruno Dumont est extrêmement picturale. Il cite d’ailleurs plus volontiers des peintres que des cinéastes lorsqu’il évoque ses influences. Les premiers plans de L’Humanité ou les séquences tournées à l’Abbaye Sainte-Marie dans Hadewijch rappellent les peintures flamandes, avec ses paysages bruts, ses nonnes hiératiques aux visages laiteux, ses couleurs désaturées à dominance bleues et grises. Une austérité de mise en scène confinant parfois au sublime.


Du vide, de la sensation
L’impression de vide chez Dumont est également d’ordre formel. Si le cinéaste ne retouche rien, en revanche, il épure beaucoup. Il a vidé Bailleul de ses habitants dans L’Humanité et La Vie de Jésus et les rues de Paris pour les besoins d’Hadewijch. L’ancrage réaliste et social de La Vie de Jésus auquel on a souvent fait référence – une région sinistrée, une jeunesse en déperdition, le chômage, etc. –, est un leurre. Dumont au contraire déréalise l’espace, qui devient presque abstrait à force d’en brouiller les repères géographiques et temporels. Lorsqu’il filme la guerre dans Flandres, il renvoie davantage une idée, une métaphore de la guerre qu’une quelconque réalité du conflit (et quel conflit d’abord ?), de même qu’il filme une idée de l’extrémisme et du terrorisme dans Hadewijch. De quel pays s’agit-il ? À quelle époque ? Nul ne sait.
Les images de Bruno Dumont brillent également par l’économie de parole et les silences interminables. Tout se tait. En s’éloignant du cinéma verbocentriste, le réalisateur sollicite d’autres sens. L’œil devient aussi important que l’ouïe et le toucher. En post-synchronisant largement les sons, Bruno Dumont magnifie les respirations et les contacts avec la matière, comme les pas de Demester (Samuel Boidin) dans la boue dans Flandres, et crée autant d’images haptiques (3) et sonores à l’écran. Un personnage comme Pharaon dans L’Humanité touche et sent plus volontiers qu’il ne parle. « Etre sûr d’avoir épuisé tout ce qui se communique par l’immobilité et le silence » (4), « séparer le moment de la perception cinématographique de celui de l’élaboration du récit, (…) transmettre d’abord une sensation, (…) produire un affect, avant que ceux-ci ne se transforment en signification, en récit » (5) disait Bresson. De même que Dumont, à l’exception d’Hadewijch, qui pour la première fois bénéficie d’une musique originale, n’utilise aucune musique extra-diégétique mais uniquement diégétique, comme lorsqu’il filme la fanfare dans La Vie de Jésus ou les deux groupes dans Hadewijch. En prolongeant la durée des plans, en s’abstenant de tout verbiage, il donne à sentir le temps et tend à redonner du sensible à l’écran. La pellicule est chez lui vecteur de transcendance. La caméra reste fixe, on ne voit rien. Pourtant il se passe quelque chose, au-delà des images et des mots.
Le vide et le silence semblent également le terreau fertile d’une violence et d’une folie sourdes qui ne demandent qu’à éclater. Elles se manifestent par des scènes de coïts brutaux, un viol dans L’Humanité, Twentynine Palms ou Flandres, un meurtre dans La Vie de Jésus, ou un attentat dans Hadewijch. Bruno Dumont a souvent déclaré qu’il voulait montrer l’horreur et la cruauté des hommes – et c’est en cela qu’il a souvent défrayé la chronique – afin de nous rendre plus humains. De ce point de vue, Hadewijch montre un tournant dans la carrière de l’enfant terrible du cinéma français. On le désigne déjà comme l’un des plus accessibles de sa filmographie. Le film est sans doute plus doux, plus touchant, comme si le cinéaste se passait désormais du choc visuel pour parler des tourments physiques et spirituels qui assaillent l’Homme.



(1) Philippe Tancelin, Valérie Jouve et Sébastien Ors, Bruno Dumont, Dis Voir, 2001, p.52.
(2) La notion d’« haptique » (du grec haptein, toucher) renvoie à une sensation qui ne serait pas seulement optique mais aussi tactile.
(3) Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1995, p. 33.
(4) Jean-Louis Provoyeur, Le Cinéma de Robert Bresson, de l’effet de réel à l’effet de sublime, L’Harmattan, Paris, 2003, p. 255-256.