Blackbird

Article écrit par

Kafka au Canada.

Ado mutique et ombrageux, Sean vit retranché derrière une épaisse armure qui lui vaut d’être la risée des esprits obtus de sa petite ville rurale : veston en cuir brodé de croix satanique ornées de pics métalliques, cheveux et ongles maculés de noir. Martyrisé par le groupe des petits chefs sadiques du lycée parce qu’il convoite Deanna, la petite amie d’un des leurs, le jeune adolescent exorcise sa colère sur un blog sous la forme d’un plan de vengeance fictif. Des mots écris sous le coup de l’émotion, comme on lance un cri dans le vide, qui une fois instrumentalisés par la justice, lui vaudront d’être inculpé pour menace terroriste et envoyé dans un camp de redressement.

Si le fait divers est un des matériaux sociologiques privilégié du cinéma, il arrive parfois que le réalisateur qui s’en inspire devienne un simple illustrateur prisonnier des faits et de leur temporalité objective, prisonnier en somme, de ce qui a « eu » lieu. Avec son remarquable premier film, Jason Buxton échappe à ce travers puisqu’il se saisit du fait divers par le négatif, par sa non-effectuation : victime arbitraire du principe de précaution et de la paranoïa post-Columbine, Sean est en effet condamné pour un crime purement virtuel. C’est donc sous un angle éminemment kafkaïen – comme dans Le Procès le film s’ouvre sur un scène d’arrestation au saut du lit, le temps y est traité de manière non-chronologique et les espaces dans leur continuité- que Blackbird explore le thème de l’enfermement physique et mental que génèrent les dérives sécuritaires de nos sociétés hypermodernes.

Si Sean est présenté comme la victime d’une folie disciplinaire institutionnalisée, il est aussi sans doute, la victime d’un autre système inclut bord à bord au premier dont Blackbird met à jour l’insoupçonnable pouvoir : celui des mondes virtuels qui, s’ils permettent aux désirs de se connecter, aux âmes esseulées de se rencontrer sur les réseaux, ou de vider leur colère anonymement, deviennent des outils de surveillance et de contrôle. Ainsi, tout au long du récit, les écrans jouent un rôle décisif. Ceux qui accusent Sean dans la salle d’interrogatoire comme ceux, invisibles, de "Big Brother" qui enregistrent les moindres mouvements des prisonniers transforment l’espace filmé en un vaste milieu d’enfermement à ciel ouvert. Cette omniprésence du regard accusateur qui fera intrusion jusque dans les moindres interstices de l’intimité, renvoie, cette fois explicitement, à Kafka, lorsque l’adolescent incarcéré trouve refuge dans la lecture du Procès, mise en abyme de sa propre condition d’individu en prise à l’absurdité de la Loi.

 

La communauté provinciale et autarcique dans lequel s’enracine le récit fonctionne ici sur le même mode que la prison dans laquelle se retrouve envoyé Sean : isolée, hiérarchisée, et surtout, dépossédé de tout repère physique et moraux. Ainsi, en mettant l’accent dans ses cadrages sur le gigantisme et l’anonymat des lieux que parcourt son personnage, le cinéaste canadien rend palpable de manière saisissante l’aliénation de l’individu hypermoderne errant à travers des espaces déchargés de toute possibilité de rencontre et d’échange directe. Trop grands, trop lisses, ces lieux de vie sociale apparaissent aussi déhumanisés que deshumanisant. Les immenses réfectoires, patinoire, centre commerciaux, tribunaux, répondront aux décors de l’espace carcéral de manière subtilement mimétique, créant le sentiment d’un espace-temps circulaire, sorte de bulle stérilisée, incolore, où les limites entre extérieur et intérieur s’effritent. Les contrastes étouffés d’une photographie où dominent les nuances froides de bleus-gris, viennent rajouter comme une couche supplémentaire de glace à une ville déjà cerclée par le vide éthéré de l’hiver.

Dans Blackbird, si les paysages restent froidement impassibles, à l’image de la machine judiciaire qui va happer Sean, les corps, eux, parviennent à se réchauffer dans les alcôves secrètes, des recoins où la colère et le désir dans un frémissement fugitif, parviennent à faire craquer la glace. Car au-delà de sa dureté formelle, Blackbird demeure un beau film sur l’adolescence, période de bouleversement affectifs et hormonaux que Jason Buxton appréhende avec une pudeur distante, respectueuse de l’intimité si malmenée de son personnage. La violence de l’engrenage judiciaire que vit Sean tend à se transformer en rite de passage à mesure qu’il découvre la possibilité de construire de vrais rapport d’altérité. Ce lent éveil des sens engage ici un retour des affects dans l’image, si bien que le moindre balbutiement, le moindre saut de température entre les corps apparaît soudain comme une épiphanie, à l’image de ce moment où Sean et Deanna se frôlent et s’enlacent avec la réserve des premières fois.

Lorsque bifurquent les lignes de récits, Blackbird finit par quitter la trame du fait-divers pour embrasser peu à peu le récit de la quête amoureuse. L’amour, loin d’être un élément de la cosmétologie éprouvée du teenage movie, devient pour Sean une matrice d’émancipation et de mutation qui le poussera a transgresser les limites invisibles qui redoublent son enfermement. L’opposition travaillée entre la chaleur de la relation intime qui se noue progressivement entre les deux adolescents et la froideur de l’image, des espaces et des temporalités, se résorbe lorsque Sean finit par reprendre la parole en son nom, cesse de communiquer par voix interposées (avocats, réseaux sociaux), et affronte la loi à visage découvert. Une ultime pulsion de vie qui déclenche la dernière étape du récit comme une promesse qui vient éclaircir l’horizon jusque là englouti par la spirale judiciaire. Un moyen aussi pour Buxton de conclure sur l’enjeu amoureux, préoccupation majeure de l’âge adolescent, celle qui nous pousse à nous dépasser en même temps que nous découvrons le monde à travers l’autre.
 

Titre original : Blackbird

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Durée : 93 mn


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