Kent Fried Chicken.
Il arrive, au sujet de certains films, que la réflexion critique nécessite d’être menée à l’envers, en commençant par la fin. Bird, le dernier pâté Ken Loachien de la réalisatrice travailliste Andrea Arnold, se termine sur un générique qui associe, d’une part, un single des Fontaines D.C., et, d’autre part, un collage de vidéos rectangles filmées au smartphone, dans lesquelles une partie de la distribution de l’œuvre (largement des acteurs amateurs) en répètent le refrain : « Is it too real for ya ? » C’est une déclaration d’intention. Dans son cinéma (certains le diront misérabiliste, d’autres le diront, de façon plus clémente, galérienniste), Arnold a plusieurs fois tenté des mettre en scène « la vie réelle », c’est-à-dire, des quotidiens paupérisés, nourris par « l’expérience du concerné » de certains de ses comédiens, allégés par des moments de poésie supposés être élégamment folk. Dans la lignée d’American Honey, Bird est donc un film qui drague une certaine authenticité de cité, essaie de trouver des églises suspendues et des forteresse de Babylone – de la beauté, de la splendeur – dans le précaire. La démarche est louable, quoique, par moments, touriste, et la direction artistique de Lili Lea Abraham & Kate Stamp fonctionne presque. Hélas, en bien trop d’aspects, Bird est un récit qui se traine, qui échoue à décoller. En le visionnant, on a l’impression de voir un livre photographique plutôt que la fable attendue. On se dit que le dossier de presse du film est un moyen plus optimal pour nous d’accéder aux tableaux qu’il veut tant nous montrer. L’œuvre a bien quelques coups de poings dans sa manche, ainsi que des moments où son souffle empathique est réellement communicatif (toujours dans le désordre chronologique : le minet Barry Keoghan, ici un père irresponsable, nous donne une incroyable prestation de danse dans la dernière scène du film). Mais l’ensemble paraît trop balisé : on se surprend à compter les secondes en attendant le prochain moment où les personnages font ce que le casting artistiquement mixte promettait qu’ils fassent, c’est-à-dire nous surprendre. On sait qu’ils en sont capables ! Mais les attentions d’Arnold se situent ailleurs que dans les expériences, elles se trouvent dans les regards. Arnold met beaucoup trop du sien dans ses personnages. La protagoniste Bailey (Nykiya Adams), sans que ça n’ait réellement l’air intentionnel, passe pour une vieille âme. Elle consacre beaucoup de temps à regarder les vidéos qu’elle fait de, ou dans la nature. C’est une préadolescente qui a la même patience, le même flair qu’une cinéaste Brontëphile de 63 ans. Ce n’est pas très crédible !
Bailey, 12 ans, traverse une crise d’identité. Le remariage de son père, Bug (Keoghan, donc), lui fait se poser des questions : veut-elle vraiment être la fille, la belle-fille, la belle fille bien froquée dans sa robe de demoiselle d’honneur, d’un couple d’adultes qui ne la voient pas pour qui elle est ? Les péripéties de son demi-frère, Hunter (Jason Buda), l’inspirent : peut-elle être, comme lui, une espèce de loubarde-justicière, dans leur banlieue du Kent ? Va-t-il vraiment quitter l’Angleterre ? Envisage-t-elle de le suivre ? La situation de sa mère (Jasmine Jobson), à l’autre bout de la ville, la force encore davantage à grandir avant l’heure : elle se retrouve à jouer la petite maman pour ses autres demi-frères et demi-sœurs, à leur enseigner l’adaptabilité face à un beau-père (James Nelson-Joyce) volatile et menaçant. Dans un monde brinquebalant, fait de HLM, de zonage en centre-ville, et de murs tagués, Bailey a besoin d’une pause. Elle s’endort dans une clairière, à la belle étoile. Et, presque comme un vœu qui se réalise, elle y rencontre, en se réveillant, le « Bird » éponyme (Franz Rogowski), un personnage sensible et fantasque, guilleret, dont on ne sait pas trop d’où il vient ni ce qu’il est. On ne le voit jamais manger, jamais dormir, seulement jouer et patienter.
L’injection de cette forme de romantisme, d’optimiste crépusculaire dans un univers autrement très posé est plutôt une bonne idée. Elle est soutenue par une longue histoire de la fiction sociale au Royaume-Uni, laquelle commence à minima chez Dickens*, avec qui Arnold a ça de commun qu’elle est douée pour dépeindre la socialité en bande et en vase clos des mineurs précaires. Malheureusement, la figure de Bird n’est pas tellement plus que les beaux yeux clairs et mouillés de Rogowski. Bird est marginal, dans la société, dans le paysage (il lui arrive de se percher, comme un flamant rose, sur le toit du grand ensemble où il dit avoir grandi), et aussi dans le récit. C’est l’ami imaginaire de Bailey, il la complète, ou plutôt, nous donne des clés qui ne sont pas si nécessaires que ça pour la comprendre. En ce qui concerne les films qui, comme Bird, mélangent l’imagination aérée à la réalité bitumée, la critique parle souvent de « gestes » lyriques. C’est profondément ce qu’est ce faune interprété par Rogowski. Un geste et rien de plus, une insufflation aussi immédiatement compréhensible qu’un hiéroglyphe, et dont la présence, dans le film qui porte son nom, tape vite dans sa date de péremption. Le personnage de Bird est employé par Arnold comme des paillettes : il revient, régulièrement, pour mettre du brillant dans ce monde, tant pis s’il ne nous apprend rien sur ce dernier. Quoiqu’il puisse encore nous dire, dans les actes 2 et 3 du script, Bird nous l’a déjà fait ressentir dès sa première apparition. C’est du babillage émotionnel.
Le premier film fairypunk.
Au 77ème festival de Cannes, Bird n’a obtenu ni le prix du jury, ni le prix spécial, ni la Queer Palm, alors que le long-métrage s’intéresse bien, entre autres, aux expérimentations de genre conduites par une jeune fille (elle se coupe les cheveux pour déplaire à son père, et pour ressembler à son frère…), et au « queer elder »portant un kilt/une jupe qu’elle va rencontrer (si le personnage de Bird est une métaphore, il ne l’est correctement qu’en cet aspect-là : son exemple, son existence motive Bailey). À la place, le film a obtenu le Prix de la Citoyenneté, récompense qui sert d’habitude à honorer des actes de liberté venus de cinémas qui ne trustent pas l’attention occidentale (Un héros, Leila et ses frères, Les Filles d’Olfa), mais qui, cette année, a été unanimement décernée à une cassette de Michael Apted relue par Roald Dahl. (J’ai, moi aussi, remporté un « prix de la citoyenneté » à 11 ans, quand mon collège s’est rendu compte que j’étais le seul de la classe à n’avoir ni retard/absence injustifiée ni mot dans mon carnet). Nous ne sommes pas sûrs de savoir si, et quel autre long-métrage aurait davantage mérité d’être couronné de cette façon, dans le reste de la sélection à la Croisette. Mais nous savons que le cachet doucement british du film nous irrite. Et nous soupçonnons que c’est bien cette nature profonde de l’œuvre, ainsi que son retour récurrent à des points de voutes douillets (« Nobody is nobody, Bailey » : nous le disions, un film balisé) qui lui a attiré l’enthousiasme français du jury en question : Valérie Donzelli, Agathe Bonitzer, Isabelle Chenu. Nous croyons percevoir qu’un grand filet de sécurité est tendu sous le film, que son fantasque est une béquille : même avant l’apparition de Bird, des éléments de conte jalonnent le scénario. Bug, par exemple, s’est porté acquéreur d’un véritable crapaud merveilleux, qui ne le transformera peut-être pas en prince charmant, mais devrait faire de lui un fiancé fortuné (l’amphibien a des priorités psychotropes, Bug souhaite les vendre à la sauvette). Il craindra, pendant toute une partie du film, qu’on lui ait refourgué de la camelote en échange de sa vache, il souhaite très fort que ces haricots se révèlent bien magiques.
Nous concédons que ce n’est peut-être que nous. Nous n’avons pas beaucoup d’affection pour les semi-radicaux. Si Arnold avait eu le ventre à la taille des yeux, nous nous disons qu’elle aurait fait une Harmony Korine : un film sincèrement désagréable à regarder. En effet, à plusieurs moments pendant son déroulé, Bird a l’air d’essayer de reproduire les techniques et les topos qu’ont les pauvres pour capturer des images. Nous avons déjà mentionné les vidéos, celles du générique et celles de Bailey, mais il y a aussi l’utilisation constante de la caméra à l’épaule et de l’image secouée. Arnold souhaite, décidément, recréer ici le sentiment d’urgence qu’ont en tradition les films tournés sur le vif. Seulement, voilà, les cinéastes amateurs précaires ont ces codes parce qu’ils n’ont pas d’autres choix que d’avoir ces codes.
Arnold, dans l’ADN même de son plus récent projet de fiction après la saison 2 de Big Little Lies**, sortie en 2019, ne se tient pas en solidarité avec les réalisateurs financièrement fragiles. Bird, même si son budget reste relativement raisonnable par rapport à certains de ses copains de festival, est un long-métrage qui a pu bénéficier de financements nationaux (c’est-à-dire, institutionnels : la BBC, le BFI) et internationaux (la bande habituelle : Ad Vitam, Arte, Canal…). De caméras devisées à on-ne-sait-combien de centaines de livres, et de la participation de Robbie Ryan (chef-opérateur habituel d’Arnold et de Loach, certes, mais aussi de Noah Baumbach, et, en 2024, doublement représenté à Cannes puisqu’il a également mis en images Kinds of Kindness). Le film est trop propre ! Nous aurions aimé qu’Andrea Arnold comprenne que son dernier-né ne raconte pas tout à fait l’histoire qu’elle pense. Nous n’avons rien contre l’euphorie de Billy Elliot, film de coming-of-age avec la toile de fond qu’on lui connaît, précisément parce que Stephen Daldry assume ce qu’il fait. S’il avait choisi de tourner ses séquences sur de la bande U-matic 19mm, en référence aux cassettes solidaires à la grève de mineurs de 84, ça aurait été une autre limonade ! Nous n’aimons pas être péremptoires sur des pans entiers de cinéma, dire qu’un mode de communication est, de façon inhérente, moins bon qu’un autre. Mais nous ne nous imaginons pas apprendre à aimer, un jour, cette forme d’agitprop doudou, confortable, films de « vrais militants » (terme qu’utilise Monia Chokri pour parler de Loach) et de faux visionnaires.
*Si on est de bonne foi, on pourrait dire que Bird est une adaptation admirablement calme d’une citation des Grandes Espérances : « Dans le petit monde où vivent les enfants, rien n’est plus délicatement perçu et senti que l’injustice. »
**Son travail sur la série HBO était peut-être alimentaire, pour Andrea Arnold : on l’imagine mal, entre American Honey et Bird, initier d’elle-même un projeter sur l’entre-soi luxueux des mamans bourgeoises.