Un obscur sujet : le désir
Peu de mots, peu de personnages, très peu de péripéties (l’intrigue se résume en une brève escapade nocturne vécue par une femme d’âge mûr) : l’émancipation vécue par La mujer sin piano confine à l’infime, et n’en reste pas moins triomphale.
Le quotidien de Rosa, femme rondelette plus très jeune, est d’abord esquissé en quelques séquences dont on suppose qu’elles résument une vie entière, partagée entre tâches ménagères, démarches administratives, travail dans un institut de beauté…Mais un matin, quelque chose la chiffonne, un détail sûrement insignifiant : elle décroche sans mot dire le tableau – une scène de chasse – qui trônait au-dessus du lit conjugal sans doute depuis des lustres. Rien ne se passe. Dans la soirée, elle continue à regarder silencieusement la télé, assise à côté de son mari, perpétuant un rituel sans doute accompli mille fois auparavant. Puis, Fernando, le mari, va se coucher.
Mais parfois, la caméra s’emballe : les longs travellings qui accompagnent le pas déterminé de Rosa sur une musique soudainement triomphale semblent alors littéralement la transporter. De plus, le moindre contact établi avec ce qui l’entoure requiert l’attention : dans cet univers sordide, ce qui fait lien tient à peu de choses : le foyer rougissant d’une cigarette en allumant une autre dans la nuit, une étreinte timide dans le creux d’un lit d’hôtel, la bouche de Roberto maculé de rouge à lèvre après un baiser volé par Rosa.
On peut toutefois se demander, au terme de son périple, si la « libération intérieure » de la femme sans piano voulue par sa scénariste ne ressemblerait pas à une tempête dans un verre d’eau. Lorsqu’elle rentre chez elle au petit matin, que va-t-elle décider ? Le film ne donne pas de réponse. Les péripéties vécues par Rosa, si minuscules soient-elles, constituent à son échelle une victoire, qu’on aurait voulu plus franche.
Outre cette Femme sans piano troublée par un jeune polonais de passage, le thème du désir, tari puis ravivé au contact de l’autre, aura travaillé un certain nombre d’œuvres cette année. Yao, jeune immigré sénégalais dans El Dios de madera (Vincente Molina Foix, vu dans la section panorama), comble un temps Marisa Parades, avant de repartir sur d’autres chemins. S’ils fascinent et bouleversent des femmes d’âge mûr, Roberto par son côté burlesque, Yao par son magnétisme (sur lequel se repose El Dios de madera avec insistance), on peut néanmoins déplorer que ces personnages soient abandonnés en cours de récit.
On aura pu également revoir deux chef-d’œuvres de Luis Buñuel, cinéaste du désir par excellence : Viridiana (palme d’or 1961) et Cet obscur objet du désir (1977), dans lesquels Fernando Rey incarne un personnage récurrent chez le cinéaste: celui d’un vieil homme irrésistiblement attiré par de jeunes femmes pures. Viridiana, « histoire macabre et perverse », a été choisi par le producteur cinéphile Luis Minarro qui avait carte blanche cette année pour sélectionner cinq films espagnols. Tourné en Espagne après 24 ans d’exil au Mexique, le film, présenté par son admirateur comme « hypnotique et magnétique, baigné dans un univers symbolique et surréaliste qui imprègne toutes les images », fut censuré en Espagne jusqu’en 1977.
Le prix du public a été décerné à La vida empieza hoy, de Laura Mañá, dans lequel un groupe de personnes âgées (prix collectif d’interprétation féminine) réapprend à se donner du plaisir, et à se réapproprier leur corps. Castillos de cartón, de Salvador García Ruiz esquisse quant à lui un trio amoureux vécu par trois étudiants des beaux-arts, dans le Madrid des années 80. Un teen movie curieusement vieillot, manquant de vitalité et doté d’une bande-son envahissante, mais qui constitue un joli essai, sensuel et sensible, autour de la quête du plaisir et de la recherche d’un nouvel équilibre amoureux. Enfin, le prix du meilleur premier film pourrait constituer l’envers de ce Madrid de la movida : El idioma imposible, de Rodrigo Rodero, se situe aussi au début des années 80, mais à Barcelone. « Film elliptique, ouvert à toute possibilité » comme l’a annoncé lui-même le réalisateur lors de sa présentation, il retrace quatre années dans la vie de Fernando au cœur du quartier barcelonais Barrio Chino. Axé sur « une dépendance physique et morale », celle qu’entretient Fernando, ancien dealer, avec une jeune junkie, Elsa, le film propose aussi une « vision en noir et blanc » des années 80 en Espagne, qui apparaît dans les films habituellement colorée et festive. « Avant, Barcelone était comme Elsa : libre, naïve » expliquait ce soir-là le réalisateur, un Barcelone d’avant les JO de 92, pas encore aseptisé pour les touristes.
Sin España
Lo más importante de la vida es no haber muerto, du collectif Opalma (prix de la photographie) constitue également à sa façon une proposition d’évasion du quotidien. Accordeur de piano vieillissant, Jacob s’est toute sa vie endormi paisiblement aux côtés de sa femme, retrouvant chaque matin ses pianos accordés comme par magie. C’est lorsqu’il devient insomniaque que les choses se corsent : il surprend un inconnu dans le salon, ce qu’il n’a pas l’air d’effrayer son épouse… Se réclamant à la fois du surréalisme (façon Buñuel, précisent-ils), de l’expressionnisme allemand et de Welles, le trio était venu présenter ce film qui tient un peu de tout cela à la fois tout étant dissolu dans une histoire farfelue qui n’a guère convaincu. Le film a l’aspect d’un conte, jonglant avec le noir et blanc et la couleur, le rêve et la réalité, le mythe et le réel. Sa forme ressemble à enrobage sucré (Amélie Poulain, sa bonté et ses petits bricolages avec le quotidien ne sont pas loin) qui finit par ensevelir le fond.
Après la projection, une rencontre s’est tenue à cinémathèque avec l’acteur catalan. Visiblement à l’aise, installé autour d’une table de jardin, il ne tarde pas à engager la conversation avec entrain. Il ne faut pas attendre de lui un débat sérieux autour du cinéma et de ces auteurs avec qui il a tourné en nombre (Dominik Moll, Les frères Larrieu, Guillermo del Toro, Manuel Poirier, François Ozon…) « Je ne suis pas un cinéphile : c’est une catastrophe ! », prévient-t-il. D’ailleurs, Sergi Lopez ne connaît pas la plupart de nos vedettes nationales : avoir tourné un film avec Nathalie Baye en avouant ne pas savoir de qui il s’agissait lui a donné l’image du type « exotique, qui doit vivre dans la montagne avec ses chèvres ». Il se marre franchement. Et embraye sur les visions du cinéma, si différentes en France et en Espagne : « Ici, le cinéma recouvre des significations très diverses. En Espagne, quand on parle cinéma, on pense seulement au cinéma américain. (…) ça n’arrive jamais qu’un film espagnol arrive en tête du box office : ici, et même si ce sont des films comme Asterix, les films français se maintiennent. » Il évoque également les sept semaines de tournage passées au Japon, et paraît surtout marqué par la rigueur, le calme et le sérieux qui régnait sur le plateau. Des projets ? Oui, une pièce de théâtre qu’il a écrite et qu’il va jouer seul, un film tourné avec un couple de réalisateur (Rendez-vous avec un ange, de Yves Thomas et Sophie de Daruvar, ndlr). « Parlez-nous en, on vous fera de la publicité gratuite ! » intime quelqu’un dans l’assistance. Il ne semble pas se préoccuper de sa promotion personnelle, et préfère s’arrêter là, acceptant de poser sur quelques photos. « Il est adorable », entend-on de-ci delà. Et très bien dans Mapa de los sonidos.
Difficile d’évoquer en détail tous les évènements du festival. La section mémoire et les films datant de la période de « transition démocratique » n’auront pas laissé les spectateurs indifférents – on se souviendra de la séance de El crimen de Cuenca de Pilar Miro, relatant un cas d’injustice et de torture dans une Espagne rurale du début du siècle, lors de laquelle la moitié des spectateurs ont quitté la salle.
Côté court, Dirty Martini de Iban del Campo constitue un joli contre-champ au dernier film de Mathieu Amalric, Tournée. Filmé à Broadway, Dirty Martini dévoile les secrets de son art, et c’est avec plaisir que l’on retrouve les danseuses de cabaret, pour qui le new-burlesque, c’est le nouveau punk rock. Autre court métrage remarqué : Ahate pasa (Koldo Almandoz), improbable docu-menteur se penchant sans rire sur « le passage des canards au premier plan dans les films ». Et le réalisateur de monter des bouts d’entretiens avec des « duck managers » tourmentés et autre vétérinaires inquiets (« les plumes souffrent beaucoup avec le maquillage »). Par ailleurs, le films regorge d’extraits : Les Soprano (forcément…), La Grande Bouffe, Rencontres du troisième type, La jeune fille à la perle… recèlent tous un plan où passent une troupe de volatiles…
Autre évènement remarquable, indirectement lié au septième art : le vernissage, dans le hall de la cinémathèque, d’une exposition de dessins au fusain d’Alavaro de Orriols représentant l’exode des républicains espagnols à la fin de la guerre d’Espagne. Intitulée « les feux du Perthus » et présentée par le petit fils du dessinateur, les 70 planches retraçant son exil constituent un véritable story-board de l’exode, période méconnue et très peu abordée par les médias espagnols. Très découpé, il ne reste plus qu’une trame narrative à trouver avant que l’œuvre ne devienne film…
On retiendra également, le « Y a-t-il des distributeurs dans la salles ? » lancé par Laura Maña, réalisatrice de La vida empieza hoy (prix du public). Le film, déjà sorti en Espagne et ayant remporté un joli succès public n’a toujours pas trouvé de distributeur pour une sortie en France – réel problème ayant d’ailleurs fait l’objet d’une rencontre entre producteurs espagnols et distributeurs français cette semaine. Enfin, la bonne humeur d’Angela Molina, actrice ayant incarné pour beaucoup, au début sa carrière, « l’effronterie et l’insolence » au sein d’un cinéma qui se relevait peu à peu de la censure imposée par le régime franquiste.