“La résilience, le ressort intime face aux coups de l’existence.” Boris Cyrulnik
Dans un pays à la longue tradition puritaine comme les Etats-Unis, la bigamie a toujours passé pour un délit, une infraction majeure au code pénal assimilés à un crime passible de trois ans d’incarcération. Et ce depuis le décret d’abrogation de 1890 interdisant aux Mormons la pratique libre de la polygamie.
Métafiction psychologique
Bigamie n’est pas un film noir selon l’acception courante et les codes qui caractérisent le genre bien qu’il en retienne des éléments mais une comédie dramatique sur un sujet sociétal : l’infidélité.
La situation maritale d’Ida Lupino et du scénariste-producteur Collier Young dont elle vient de divorcer en 1953 reflète en substance la problématique sous-jacente au film. Collier Young qui a cofondé avec Ida Lupino la société de production indépendante, Les Filmmakers, vient de se remarier avec Joan Fontaine qui endosse le rôle d’Eve Graham décliné par Jane Greer en première instance. S’inspirant de sa situation maritale tumultueuse, Collier Young bâtit ainsi une sorte de méta fiction psychologique.
L’argument du film
Harry Graham (Edmond O’ Brien), représentant de commerce et sa femme Eve (Joan fontaine) ont toutes les apparences d’un couple entreprenant qui a réussi au moins matériellement en commercialisant des appareils
frigorifiques. Toutefois, cette réussite sociale et la vie routinière qu’elle génère viennent assombrir le tableau idyllique. Eve est stérile et ne peut avoir d’enfant. Ils décident d’en adopter un afin de permettre un nouveau départ et “briser la glace” en quelque sorte. L’enquête de moralité sur le couple, diligentée par un agent tracassier (Edmund Gwenn), mandaté par les services d’adoption, présente une faille au dossier.
Harry Graham mène une double vie entre San Francisco et Los Angeles (en tant que Harrison
Graham) entre lesquelles il fait la navette pour raison professionnelle et où il partage un pied à terre avec Phyllis (Ida Lupino), serveuse de restaurant et leur bambin.
Flashback résilient
Edmond O’Brien en vient à faire l’humiliant aveu en flash-back d’un moment d’égarement, et un écart de
conduite à l’ enquêteur Arnold Jordan (Edmund Gwenn) chargé d’instruire son dossier et de vérifier l’éligibilité de
son couple avec Joan Fontaine à l’adoption d’un enfant.
Piégé par les conventions, Harry a trahi le contrat social par manque d’affection conjugale. Le film à message est
plus crédible quand il analyse les enjeux émotionnels de ces deux relations menées de front en dépassant le double jeu habituel de l’homme cherchant ailleurs l’harmonie sexuelle qu’il ne trouve plus dans son couple. Il apparaît évident que Harry est décontenancé par l’indépendance d’Eve et son habileté à le surpasser en affaires. On peut rapprocher ce contexte du film East end West end (1949) de Mervyn Le Roy qui flirte avec les canons sirupeux du soap-opéra.
La démonstration pêche par l’extrême schématisation du propos et les stéréotypes de l’époque qui éternisent l’action. Parce qu’elle se sait infertile, Eve s’immerge dans son occupation commerciale au point de surclasser son mari. Tandis que Phyllis se retrouve enceinte après une seule nuit passionnée avec Harry.
Émasculé dans ses ambitions, l’homme velléitaire subit son sort
Au début des années 50, beaucoup d’Américains se retrouvent à la dérive; ayant perdu leurs repères, leurs amis ou leurs famille dans la tourmente de la guerre. Ils découvrent ainsi que la paix pour laquelle ils se sont battus n’est pas à la hauteur de leur expectative. Le film noir traduit ce désenchantement en traitant indifféremment du regret, du désir douloureux, des opportunités manquées de rencontres.
Ida Lupino capte ces moments de désarroi du protagoniste esseulé au cours de son errance dans Los Angeles, une ville animée pleine de touristes éblouis et de travailleurs affairés. Incapable de transgressions, l’homme velléitaire, émasculé dans ses ambitions, subit son sort et le procès de sa bigamie va finir de le stériliser en dernier ressort. Sans parti-pris aucun, le plaidoyer pro homo saisit une part de la vraie aliénation, solitude et passivité qui s’emparent de Harry laissé à lui-même. Les intuitions l’emportent sur les conventions sociales pour les exprimer ou les moyens pour les résoudre.
Procès en bigamie: un playdoyer pro-homo
La fin procédurale est quelque peu tirée par les cheveux. Harry sombre dans un état de dénégation dans le prétoire. Son avocat pointe du doigt l’évidence que la société ferme hypocritement les yeux sur l’éventualité de prendre Phyllis pour maîtresse mais se scandalise qu’Harry puisse la prendre pour seconde femme.
Bigamie fait la démonstration s’il en est à quel point il faut du courage à une jeune cinéaste pour aller à l’encontre de l’opinion publique en défiant le système hollywoodien du mâle dominant. Et combien il s’avère ardu de braver les prérogatives sociales de l’ère Eisenhower. Victime des circonstances, Harry est l’objet d’une compassion débordante de sympathie qui laisse augurer de sa réhabilitation tandis que la morale stricte et ritualiste de l’époque est sauve. Le rôle d’Eve ouvrant la voie vers l’équité pour les femmes, Lupino et Young passent outre les apprêts d’une sentimentalité feutrée à l’eau de rose sans pouvoir toutefois éviter un certain didactisme théâtral.
Bigamie fait partie intégrante du coffret collector Ida Lupino de 4 films blu-ray/dvd édité en versions restaurées 4K par les films du Camélia.