En interprétant Chance, le jardinier orphelin de Being There (Bienvenue Mister Chance en français) en 1979, l’acteur britannique fait sans le savoir ses adieux au cinéma et à la vie. Dernier rôle magistral, portant en lui les traces inconscientes de la mortalité d’un corps d’acteur. Le film d’Hal Asby, bien connu par les cinéphiles pour être le réalisateur d’Harold et Maud, est une fable dont le héraut est un niais qui s’immisce sans même le savoir dans les petits papiers du pouvoir politique américain.
Le scénario, d’une incroyable finesse, est écrit par Jerzy Kosiñski (connu pour L’oiseau Bariolé), d’après son roman du même nom. Auteur d’origine européenne, il fut l’observateur féroce de son pays d’adoption, et son regard sur les institutions américaines et les travers d’une société noyée par ses propres images constitue à lui seul une bonne raison de (re)découvrir le film. Il brocarde en effet avec cynisme une Amérique en manque d’idéaux, dont le président lui-même s’entiche d’un inconnu dont la moindre phrase devient parole d’évangile.
L’exécutif américain, décrit comme un conglomérat d’individus aussi paranoïaques qu’idiots, confronté à un personnage hors norme, semble fonctionner comme une incroyable machine à produire des discours dénués de tout sens, mais pleins d’une idéologie marchande. Le personnage de Chance, niais qui décrit le monde qui l’entoure en termes « jardinistique », seul vocabulaire qu’il connaisse, devient du jour au lendemain un prophète, dont la parole imagée est prise pour argent comptant par les hauts dignitaires du pouvoir.
Le film méritait bien une ressortie, tant sa facture et sa construction rappellent que le cinéma à bien changé de rythme. Issu d’une production hollywoodienne, Being There s’inscrit encore dans une tradition narrative classique, bien que son rythme, par sa lenteur hébétée et la minutie de ses progressions narratives, en fasse un film à part. Epousant la personnalité aphasique du personnage principal, les scènes s’étirent et dilatent une temporalité qu’on croirait presque surnaturelle, notamment dans la première demi-heure du film, où le spectateur fait la connaissance du personnage principal. Tourné majoritairement en intérieurs, le film est centré sur des personnages en vase clos, enfermés dans des pièces sombres luxueuses ou des limousines tamisées. Rien ne respire, les dialogues virtuoses se heurtent au cadre étouffant d’une mise en scène qui accentue cette sensation d’absurde, d’incompréhension vertigineuse saisissant le spectateur à la gorge.

En réalité, Chance est un niais, de ceux qu’on appelait autrefois idiots du village, mais qui a eu lui la (mal)chance de s’abreuver d’images et de comportements dont la télévision regorge. Il se révèle aussi touchant qu’effrayant, car son immersion dans la société n’altérera jamais son immobilisme mental, et surtout ses réactions robotiques, inhumaines. En découle bien entendu des moments drolatiques, opposant l’immobilisme physique et mental de Chance et les élucubrations des autres personnages, s’empressant de vouloir donner du sens à tout ce que fait cet homme.
Les tentatives de séduction du personnage de Shirley Maclaine sont à ce titre très réussies, tout comme la relation amicale assez unilatérale entre lui et le personnage de Melvyn Douglas.
Le film en son entier est un enchevêtrement de quiproquos, de complications langagières hilarantes, et une satire sévère de la bêtise humaine, dont le seul épargné est bien entendu le plus idiot de tous ! L’interprétation burlesque de Peter Sellers est la cerise sur le gâteau, mélange d’hébétude naïve et de sourires douloureux, qui confèrent à son dernier rôle un certain tragique, tant Mister Chance ressemble déjà à un fantôme.