À l’orée des années 70, la société italienne vit une période de trouble constant. C’est l’ère des « années de plomb » voyant la population soumise à rude épreuve par les méfaits des Brigades Rouges, tandis que la classe politique et les puissants s’acoquinent librement avec la mafia dans une corruption généralisée. Le cinéma italien de l’époque saura se nourrir de ces temps troublés, que se soit dans son versant sérieux (Confession d’un commissaire de police au procureur de la République de Damiano Damiani), ludique et déviant avec la vague du « polar rital », ou totalement autre sur un film comme Tire encore si tu peux, western hors normes de Giulio Questi. Plus récemment, des films comme Nos plus belles années, Mon frère est fils unique ou Buongiornio Notte aborderont intelligemment et sans concessions les déchirements humains et idéologiques de ce moment de l’histoire italienne.
Pourtant, c’est le genre phare d’alors, la « Commedia all’italiana » qui s’attaque le plus frontalement à ces thèmes pleins de souffre, à travers des films aussi hilarants que grinçants. Il fallait bien le plus méchant et cynique des réalisateurs du mouvement, Dino Risi, pour livrer le film symbole de ces temps angoissés.
La vanité et la morale
À travers les héros du film, Risi oppose deux idéologies, convictions politiques et visions de vies. D’un côté la droiture morale, le sens de la justice et des valeurs, incarnés par un Ugo Tognazzi impressionnant de détermination. De l’autre l’arrivisme, la corruption et l’arrogance dans ce qu’elle a de plus abject, incarnés par un Vittorio Gassman se délectant de ces rôles de pourritures où il est passé maître. Les méthodes des personnages pour arriver à leurs fins répondent à cette confrontation de tempérament et de style. Le procureur Bonifazzi mène son enquête méticuleusement, accumule rigoureusement preuves et indices implacables et harcèle avec psychologie et méthode un Gassman qui n’en mène pas large. Risi use d’ailleurs de tous les stratagèmes imaginables pour nous le rendre le plus odieux et détestable possible.
Époux infidèle, père indigne et capable du pire, comme lorsqu’il envoie son propre père à l’hospice lorsque celui-ci ne s’avère pas apte à livrer un alibi satisfaisant pour le disculper. Son sentiment d’impunité se fait ressentir de diverses manières, par le dialogue, avec ses tentatives sournoises de corruption du procureur, ou de manière symbolique, comme lors de ce moment sublimement grotesque où il déboule dans le bureau de Tognazzi dans un déguisement d’empereur romain. Pour compléter le tableau, on peut y ajouter un tempérament réactionnaire s’exprimant dans une scène où il invective un hippie qu’il a pris en stop, lui affirmant que sous ses velléités libertaires et insouciantes, il est tout de même bien content d’être mené à bon port dans une belle voiture. Horrible mais finalement terriblement lucide, ce qui pourrait parfaitement résumer l’histoire…
Miroir déformant
À ce stade, on peut facilement voir dans le film une vraie idéologie de gauche, un ton engagé et virulent, mais c’est mal connaître le cinéma de Risi. Avant d’entamer une carrière dans le cinéma, il fut psychiatre, formation qui se ressent dans toute son œuvre. De manière spectaculaire dans un film comme Les Monstres, où il se délecte des personnages difformes et excessifs avec en point d’orgue l’ultime sketch terriblement dramatique où un boxeur sur le retour se fait démolir sur le ring à cause de la cupidité d’un manager joué par Gassman. Ce dernier jouait déjà un personnage proche de celui de Au nom du peuple italien dans L’homme à la Ferrari : déjà un riche déphasé avec son époque, menteur, lâche et réactionnaire qui redécouvrait l’ivresse des sens au contact d’une jeune maîtresse. Plus qu’un message politique ou un discours moralisateur, ce qui intéresse Risi c’est les errements intérieurs de l’homme, son dysfonctionnement dans ses contradictions qui le rendent finalement humain.
Dans Une Vie Difficile, les événements politiques jalonnant l’Italie de l’après guerre ne servaient finalement que de toile de fond pour illustrer le parcours initiatique de son héros, qui devait apprendre à équilibrer ses priorités entre ses convictions et son entourage.
Il en est de même ici où la conclusion terriblement cynique remet en cause de manière cinglante tout ce que l’on a vu précédemment. Le personnage de Gassman, aussi ignoble soit-il s’avère innocent et Tognazzi ne peut se résoudre à fournir la preuve qui l’innocentera et le laisse croupir en prison. Sa détermination se voit renforcée par une conclusion magistrale où il se retrouve soudainement encerclé par une horde de tifosi en furie après la victoire de l’équipe nationale de football. Tourmenté qu’il est par sa découverte, il les voit tous avec le visage de Vittorio Gassman, symbole de cette Italie inculte et stupide, et renforce ainsi sa conviction de faire tomber son suspect.
Les deux personnages, dans toutes leurs oppositions, restent les revers d’une même pièce, l’humain qui dans ses choix se laissera toujours guider par son cœur. Choix plus affirmés et sincères chez Gassman, qui ne se cache pas de ce qu’il est, et finalement plus hypocrites sous couvert de justice chez Tognazzi, qui, malgré l’image de droiture qu’il a dégagée tout du long, fera finalement passer sa rancœur avant la vérité. Le plus sournois n’est pas celui qu’on croit, et Gassman ne serait il pas plus représentatif dans ses excès de l’italien qu’on aime détester mais qui demeure fascinant ? Les multiples come-back politiques d’un Silvio Berlusconi, dont les travers sont pourtant bien connus par ses concitoyens, sont sans doute une forme de réponse…