Au-delà du réel

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Vues de l’esprit.

Comme un corps s’incarne à l’image en une seconde, plastifié de l’instant, son état de vie résiste à toute temporalité autre que celle présupposée diégétiquement. Nous savons que sur la période du tournage 2, 3, 4 mois…1 an, l’acteur vieillit. Le film s’en accommode tandis qu’un seul état tient le personnage, le long d’une narration aliénante, superbement construite pour extraire l’homme de sa quotidienneté. Cette épiphanie ranime avec vigueur l’ego, l’inscrit profondément et paradoxalement chez Ken Russell dans un plus du moi, dans un plus du temps. Jessup, anthropologue jusqu’au-boutiste répond à cette injonction par son étude consacrée aux différents niveaux de conscience de l’être. Il se plonge ainsi dans un caisson d’isolation sensorielle afin d’atteindre un état de stase, qui induit chez lui un décollement d’avec le corps, lui permettant d’explorer les couches parallèles et hybrides de la conscience. Cette sensation, il voudra la revivre, la prouver, la comprendre enfin, jusqu’à être capable de l’expliquer et d’identifier son potentiel anthropologique et humain. Il en deviendra obsessionnel.

Trouver sa voie

Croiser ainsi une expérience du temps et de l’être… de l’étant, pousse le scientifique audelà de son existence propre, se faisant cobaye de son expérimentation. Jessup, nouveau prophète en P, audacieux universitaire, est placé devant une narration qu’il fait naitre presque avec insistance. L’obsession qui conduit indéniablement sa raison au bout d’elle-même le pousse à se faire l’inquisiteur du film.

Son travail en tant que scientifique ne suit pas tout-à-fait la méthodologie usuelle. Ses hypothèses ne naissent ni d’observations préalables, ni de faits, mais d’une expérience qui, par ses conditions de possibilité même, est et demeure personnelle. Cette subjectivité rend son hypothèse difficile à formuler, presque déjà caduque. Et si la
schizophrénie n’était pas une maladie ? Si le changement soudain d’état n’était qu’une réminiscence de touts les états qui animent de manière hybride l’histoire de l’humanité que l’on porte tous aux abords de la conscience ? Ses expériences qui le plongent dans un stade méditatif le confrontent à une réalité empirique parallèle. Cette importance laissée à l’être sensible, qui fonde ici son hypothèse de départ, place les amis et la femme de Jessup dans le rôle ingrat de l’antagonisme pur et dur, monstrueux, castrateur. Tous contrecarrent, désapprouvent, décrédibilisent sa recherche. Ils finissent par adhérer à sa folie rationalisante uniquement mis devant le fait accompli; lorsque son corps traverse littéralement les âges, retrouvant sa forme primitive, et porteur de toute la généalogie humaine. Le film s’ouvre d’ailleurs sur son visage, déformé par l’eau dans laquelle il est plongé, miroir explicite du stade pré-natal. Il est aveugle à ses sens, coupé de son milieu naturel: la transformation est en puissance.

Chaque action amorcée par Jessup, qui s’inscrit dans le cadre de sa recherche est provoquée ou résulte de son bon vouloir et rien d’autre ne pèse sur lui que lui-même. La force antagoniste se combat d’un revers rapide et sec, sans difficulté. En cela, il se place tout autant comme démiurge que comme personnage, ayant conscience de sa propre
appartenance à un schéma narratif dont il est le maître. Les arrêts sur images, la suspension du temps, sa rencontre avec sa femme, sa transformation viscérale, toutes les étapes qui couplent sa recherche à sa vie matérielle, se voient soulignées au sein du dispositif cinéma par une hyper mise en scène d’instants. Lorsqu’il se présente chez son ami/collègue, sa femme lui est destinée, (invitée expressément pour rencontrer Jessup) et elle ne le voit d’abord qu’à travers une silhouette au seuil d’une porte illuminée, n’ayant pour forme qu’une esquisse, qu’un corps habitable, et habité mille fois.

S’engage alors dans sa recherche l’éthique, non pas celle du scientifique mais de l’homme en tant que tel…et sa femme ne saurait le détourner de sa quête. Ainsi se voit neutralisé l’ego, et Jessup devient l’échantillon de toute sève, de toute vie. Sa femme, obstacle principale à sa recherche est aussi ce qui le ramène dans son corps, sexué, sexuel, il s’extrait et accepte sa condition humaine par ce rapport au charnel. Et l’affection, jamais retournée, lui permet de ne s’attacher à rien d’autre que ce que tout humain expérimente, ne surtout pas donner un visage à la sexualité, jusqu’à ce qu’elle n’en ait plus. Sa femme s’efface ainsi petit à petit pour se fondre en un symbolisme du
féminin, celui d’Eve.

Mais, la nature théologique des visions est vite neutralisée, vidée de sens. Qu’importe que les flammes de l’enfer lui lèchent les pieds ou que la crucifixion lui revienne des profondeurs du subconscient, ce sont des images, elles sont à lui, de lui et n’ont pas d’existence dans le récit ailleurs que pour figurer l’intériorité iconographique du personnage.

 

Transcender la narration

Mais là ou le film est étonnant, c’est qu’il forme un parallèle assez explicite avec le cinéma. L’étude scientifique est déjà une quête à proprement parler, souvent magnifiée à Hollywood, mais celle initiée précisément par Jessup marche main dans la main avec le geste filmique de Russell. Interroger la schizophrénie, c’est travailler contre l’état stable de l’être qui mène la narration à sa résolution logique. La constance, l’attendu sont les vecteurs de tout scénario qui se construit pour lui-même et par lui-même, dont la qualité dépend donc de sa capacité à mettre en place des attentes, tout autant que de sa capacité à y répondre (que se soit positivement ou négativement). La perfection de son appareil.

Or, chez Russell, le schéma est inversé, transformé. Le propos du film part de cet état altéré d’isolement (dans un caisson), qui amène Jessup à revivre une myriade d’expériences métaphysiques qui s’accumulent les unes en fonction des autres, non pas selon une logique de complétude mais jouant justement de l’exception, de la saccade. En somme, il vit partout, dans tout ce qui est, en même temps, parallèlement, et ne peut se concentrer quelque part, ne peut donc organiser, linéariser ses états, ses endroits, ses moments de vie. C’est ce que l’arbitraire du montage vise à signifier. Plusieurs fois, les visions plutôt excentriques de Jessup, déferlent sur son conscient à la manière d’un pot
pourri, rapidement, lentement et parfois de nouveau rapidement, sans créer d’arc narratif autre que ce que qu’une vision apocalyptique peut possiblement évoquer…invoquer? La résistance de ses images les unes aux autres leur donne un pouvoir singulier, fait d’obscures significations, d’une imposante absence de sens. C’est précisément
l’invocation que Russell travaille plus que le sens et le montage ne cherche pas à forcément instaurer une continuité qui donnerait au propos une clarté contraire à la volonté du sensible.

 

Une vue de l’esprit ?

Les visions qui animent Jessup et dans lesquelles il vit tout autant (si ce n’est plus) que dans la vie matérielle, explosent sa subjectivité. Ainsi, son omniscience fait de son ressenti un geste presque scientifique. Il témoigne, prend note, observe finalement plus qu’il ne ressent. Les moyens qui lui ont permis de formuler son hypothèse relèvent du
sensible, mais sa démarche reste scientifique. Et, s’il y a une dimension rêvée dans toutes celles qu’il vit, elle est difficilement localisable et/ou séparable des autres. Toutes les formes visuelles s’entrecoupent, s’interpénètrent: le rêve, l’hallucination, l’image, le film…

Ainsi s’imbriquent au sein du récit l’archéologie humaine à celle du cinéma. Rien n’est naturel ou tout. L’utilisation de séquences du film L’enfer (1935) pour étayer les visions théologiques, symboliques, (spirituelles?) de Jessup sont symptomatiques d’une quête du vu, d’une recherche du visuel par le visuel.

Plusieurs procédés sont alors déployés pour généraliser ce geste filmique. Il y a d’abord une place laissée aux images mentales, celles qui naissent du film et qui se placent indéniablement entre celui-ci et le spectateur. Les séquences de L’enfer par exemple tendent à instaurer un au-delà, que chacun nourrit de sa propre iconographie apocalyptique. Elles ne font sens qu’en dehors de la narration, au plus profond du singulier.

Mais ce sont les images vagabondes qui s’immiscent le plus imperceptiblement dans le champ, qui reconstruisent cette fois-ci un imaginaire collectif. Jessup et sa femme, après que celui-ci ait ingéré l’hallucinogène mexicain, sont allongés nus dans le désert, leurs corps deviennent poussière et le vent les emporte lentement: comment ne pas penser à Pompéi ? Comment ne pas penser au sphinx dont la femme mime expressément la position ? Comment encore ne pas voir Adam et Eve lorsqu’ils se retrouvent tous les deux dans l’appartement, se libérant des effets régressifs du-dit mélange ? Les personnages en viennent à traverser ce qui lie grossièrement l’humanité à son histoire, ce qui l’a mise en scène et qui la tient encore pour spectacle, ce dont encore le cinéma, hollywoodien, qui plus est, se repait. Et, ses images vagabondes se marient assez parfaitement avec les genres multiples que le film épouse: film d’horreur, de sciencefiction, thrillers, comédie.
De cette manière, Russell tend à nous faire vivre cette recherche de l’intérieur. Il nous plonge dans le caisson.

Et, l’appartenance du film à la série B souligne davantage la dimension de recherche que Russell initie, plus encore que le type de récit qu’il compte mettre en place. Se servir ainsi d’images qui sont contaminées par l’imaginaire cinématographique qui les a précédées, qui comportent et altèrent le sens pour lesquelles et par lesquelles elles sont nées, revient à mettre en scène la recherche de Jessup. La série B, sous genre du cinéma, tend un miroir au film, et permet au réalisateur de démultiplier les espaces supposés d’existence de l’image. Celle-ci nait ainsi d’une mère, d’une soeur, d’un père. Elle tisse sa toile en englobant implicitement tout ce qui l’a nourrit, ce qui la fait vivre, tout ce que ses ancêtres ont signifié avant elle. Ainsi, l’état régressif de Jessup transpire et contamine l’esthétique, il n’advient qu’en parallèle de la transformation que l’image évoque. Elle devient épidermique. John Carpenter avec The Thing travaillait déjà l’élasticité de la peau, sa résistance: les éclaboussures du corps (humain et plus), et les fluides étaient lancés comme du dripping sur la toile qu’était l’image. Mais dans le cas d’Altered States, cette émulsion corporelle devient un enjeu du récit pour cristalliser la destinée humaine. Jessup vit, revit, et Russell fait vivre… et revivre.

Titre original : Altered states

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Durée : 95 mn


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