Année bissextile

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Remuante, stimulante, parfois lassante, la Caméra d’or 2010 n’a sans doute pas volé son titre.

Il serait bien sûr tentant de résumer le premier long métrage de Michael Rowe (Australien résidant au Mexique depuis seize ans), Caméra d’or du dernier Festival de Cannes, à sa seule dimension sulfureuse : la relation sadomasochiste de deux paumés. Ce qui persiste pourtant, suite à la vision d’Année bissextile, est moins le parti-pris d’exposition crue de corps hyper sexués – ainsi que la mesure du degré de réalité des scènes de sexe allant avec (masturbation, flagellation, douche d’urine…) – que l’impression d’avoir partagé avec Laura, héroïne du film, quelques jours détonants d’une vie d’ordinaire si banale.

Célibataire de 25 ans ayant pour essentielle distraction l’observation de la vie sexuelle de ses voisins, cette Mexicaine d’origine indienne est introduite à la fiction par le biais de sa quête d’amants d’un soir, susceptibles de combler illusoirement une solitude rapidement diagnostiquée. Se succèdent alors en un dispositif presque trop lisible (les jours passent sans que nous ne quittions l’appartement de Laura, lieu quasi unique du film) les scènes de baise nocturne/ départ matinal du gaillard, renvoyant la jeune femme au statut bien ingrat de provocateur et réceptacle consentant d’immémoriales pulsions masculines. Le film ne dépasserait pas cette représentation vaguement psychosociologique du quotidien d’une Mexicaine d’aujourd’hui qu’il conserverait tout de même son potentiel de séduction, tant captive d’emblée le parti pris du cinéaste de ne surtout pas faire de son personnage une victime, ne pas la résumer à cet aspect sombre de sa condition. Laura sera heureusement un peu plus qu’une figure pathétique.

Le film prend une tournure inattendue, plus radicale, près d’une demi-heure après le début, lorsque Laura engage enfin un semblant de conversation avec Ricardo, un amant a priori comme les autres. Sachant que les scènes de sexe, sans être explicites (aucune fellation ni pénétration n’est exposée frontalement, seule la scène de masturbation du sexe de Ricardo par Laura, citée plus haut, pouvant peu ou prou être affiliée à de la pornographie), sont tout de même filmées au ras de leur réalisme, sans enjolivement ni érotisation aucuns, l’enjeu apparaît pour Rowe de saisir avant tout l’après, le post-coïtum. Que font deux amants anonymes après l’acte ? Peu de perspectives, en effet : soit l’un prend la tangente, ayant convenu implicitement avec l’autre que tout n’était qu’affaire de fesses ; soit l’un et l’autre, bon an mal an, tentent de trouver au plaisir physique un moindre prolongement, de s’identifier mutuellement. Quitte à constater assez vite qu’il vaudrait peut-être mieux en rester là. Questions excédant légèrement le cinéma, à ceci près que tout Année bissextile ne semble justement fonctionner que dans cet excès, ce débordement du cadre circonscrit de la fiction. Laura et Ricardo gagnent ainsi le droit d’être les figures solitaires d’une aventure où l’amour, sa naissance, cède le passage à un autre enjeu de taille : l’engagement simple d’une relation humaine.

Il y a une poignée d’années, un film plus ouvert, plus aérien, sut pareillement interroger le cœur à la lumière de la satisfaction première du corps : Lady Chatterley de Pascal Ferran (2006). Peut-être le plus beau film français de la décennie passée, celui qui assura tout du moins que vingt ans plus tard, en matière de mise à nu et en images de corps désirants, l’heure n’était définitivement plus celle de 37°2 le matin. Si la trivialité d’Année bissextile interdit certes d’entrevoir assurément l’horizon d’une transcendance des corps, l’expression finale d’un attachement des êtres (niveau « love », le cinéma mexicain d’aujourd’hui semble avoir comme un blocage – cf les premiers films de Reygadas), celle-ci a quand même pour force d’insinuer durablement leur extraction sociale respective. Le huis clos n’interdit jamais de repérer les signes de la vie extérieure de Laura (celle-ci est notamment très tôt présentée comme journaliste via quelques conversations par portable avec son rédacteur en chef et autres rédactions d’articles sur son ordinateur). Autre élément majeur : ses amants ne sont pas ses seuls visiteurs, un troisième personnage, le frère de Laura – accessoirement homo – prendra une place insensiblement importante dans la composition dramaturgique globale du film. Rester dedans pour mieux capter les signaux du dehors. Centraliser l’action sur une scène immuable (sans que pourtant le jeu des comédiens stars – Monica Del Carmen et Gustavo Sanchez – n’apparaisse comme théâtral, bien au contraire). Nous faire habiter les lieux au moins autant, sinon plus que l’héroïne, afin d’amplifier sans doute l’apprivoisement se mettant en place entre elle et son partenaire, d’accroître la sensation de la voir s’engager dangereusement dans un jeu qui la dépasse.

Le plaisir sceptique accompagnant la découverte d’Année bissextile ne peut ainsi se déparer d’un consentement partagé entre personnage et spectateur à s’aventurer en terre inconnue. De physique, le film se révèle progressivement plus cérébral qu’attendu, naviguant dans les eaux troubles mais familières d’un Haneke des grands jours (celui de La Pianiste surtout, faisant tenir chaque plan, chaque séquence sur l’abandon total dans leurs névroses de personnages initialement trop équilibrés). Ou plutôt, le film devient confusément physique (le corps, ses limites, ses sécrétions) et cérébral (la conscience, le consentement, les fantasmes). L’un et l’autre, ni l’un ni l’autre, tout et son contraire. Il va sans dire qu’au niveau du pur « cinéma », l’expérience est loin de pleinement satisfaire, le dispositif ne manquant pas sur la fin de se mordre un peu la queue. Car bien sûr, Année bissextile a d’autres ambitions que d’être le phénomène porno chic du moment, Michael Rowe, scénariste de formation, ne pouvant être résumé à un théoricien cynique de l’avilissement consenti.

Cet homme, cette femme surtout, ont un passé, une histoire. L’appétit sexuel n’était pas l’unique moteur de la quête initiale de Laura. Sans rien dévoiler de la fin, peut-être pouvons-nous seulement indiquer que comme souvent, le film ne porte pas ce titre par hasard, que chaque geste quotidien de Laura a sa petite importance. Que le frangin dont il fut question plus haut n’est peut-être pas gay pour rien, etc. Le gain en cas de décryptage anticipé ? Peut-être l’espoir de saisir au moins l’une des raisons de cette distinction de meilleur premier film cannois de l’année. Prix mérité si l’on pardonne à Michael Rowe de n’avoir finalement pas joué franc jeu, dissimulant un cœur de midinette, une aspiration toute bête au mélodrame derrière une audace de pure façade, surexposant le corps de femme de son héroïne pour mieux redonner corps à la petite fille blessée qu’elle serait toujours. Qu’importe : ayant su faire fi de tout mépris envers ces figures de la perdition urbaine, trouvant de bout en bout la juste mesure entre états de corps et d’esprit, ce dernier offre avant tout l’un des quelques films vraiment « incarnés » de ce premier semestre 2010 (d’autres exemples étant Huit fois debout, Femmes de Caire ou encore Crazy heart). Une seule année – non bissextile donc – à retenir pour ce film : celle de sa sortie, incontournable.

Titre original : Año bisiesto

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Durée : 94 mn


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