Amérique latine : au confluent de la fiction et du documentaire

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Grosse affluence dans les salles lors des 23e Rencontres des cinémas d´Amérique latine où l´on avoisinait, ce weekend, les 50 000 spectateurs. Retour sur quelques films.

Diffuser les films auprès d’un public le plus diversifié possible, faire découvrir des œuvres et aider leur distribution : voilà quelques-unes des vocations de l’Association Rencontres des cinémas d’Amérique latine depuis 1989. Avec plus de deux cents films programmés dans quarante-cinq salles de la région et une centaine d’invités cette année, la manifestation s’est achevée ce dimanche avec succès.

Quelques films primés

Côté remise de prix, celui du « coup de cœur » est allé à Las Marimbas del infierno, film guatémaltèque de Julio Hernández Cordón. Un joueur de marimba, instrument traditionnel du Guatemala, explique, effondré et face caméra comment il s’est fait racketté par un gang et a tout perdu, sauf son instrument de musique. Cette séquence dramatique ouvre le film et tourne en même temps la page du documentaire : exit la voix off du réalisateur, la fiction prend son indépendance. Le musicien se met à la recherche d’un groupe et rencontre Blako, leader chevelu et désopilant d’un groupe de heavy metal avec qui il commence à jouer. Le film s’enrichit au contact des différentes rencontres et s’épanouit dans une forme de légèreté presque étonnante au vu de la difficulté de la situation dépeinte, où chacun joue son propre rôle, sans scénario préétabli.

Beaucoup en parlait : le prix du public fut attribué sans surprise à Medianeras de l’argentin Gustavo Taretto, comédie romantique sympathique citant aussi bien Manhattan de Woody Allen qu’Un jour sans fin de Harold Ramis. A Buenos Aires, ville à l’apparence irrégulière où se côtoient barres d’immeuble et architecture « à la française », Mariana et Martin vivent cloîtrés l’un en face de l’autre sans le savoir. Il n’y a qu’eux pour ignorer qu’ils sont faits l’un pour l’autre, mais il faut attendre l’aboutissement d’un montage alterné qui dure tout le long du film pour que les deux tourtereaux soient réunis au sein d’un même plan et se rencontrent enfin.

Enfin, le prix spécial du jury a été remporté par le très beau Lucía de Niles Atallah (Chili). A Santiago, en 2006, Lucía, ouvrière dans une usine de textile, vit avec son père dans une maison aux murs délabrés recouverts par des posters jaunis, maison-quincaillerie où restent entreposés, sûrement depuis des lustres, des objets-souvenirs, reliques de son enfance. Au moment où l’enterrement de Pinochet est retransmis à la télévision, la maison, personnage du film à part entière, semble avoir été le témoin de toute l’histoire du pays. La photo est splendide, les tons vert et rose dominent dans des plans sublimes. Niles Atallah utilise aussi des images animées comme autant de moments de suspension du récit.


« Comme un film qui repasse sans cesse dans ma tête… »

Le grand prix du documentaire est allé à Impunity (Juan J. Lozano, H. Morris, Colombie). Le film s’ouvre sur le témoignage d’une femme hantée par le meurtre de son jeune frère par l’AUC, groupe paramilitaire d’extrême droite ayant terrorisé la population de 1996 à 2006, auteur d’innombrables massacres et responsable de millions de déplacés. Dans un pays où le seul fait de parler constitue un risque, Impunity témoigne du combat des familles des victimes, de la façon dont s’effectue la confrontation avec les rares criminels ayant été appelés à répondre de leurs actes, comment le « plan Colombie » mis en place par Uribe a permis à des milliers de terroristes de se réinsérer dans la vie civile sans avoir eu de compte à rendre à la justice. En saluant ce « combat pour la vérité », le jury a récompensé le documentaire pour sa fonction de réparation, pouvant aider à la restitution d’une mémoire collective. « L’Amérique latine est marquée par les violences sur les personnes et les communautés », ont-ils souligné. Une violence effectivement palpable dans un grand nombre de films présentés : le cinéma de fiction n’en fut d’ailleurs pas indemne. Comme si les sujets abordés et la violence des situations mises en scène recelaient en eux-mêmes suffisamment de matière traumatique, beaucoup de films rendaient quasiment indécidable la frontière entre fiction et documentaire, celui-là nourrissant celui-ci sans que leur distinction soit opportune.

Retrouver les corps, les identifier, établir le nombre de victimes : ce travail d’exhumation était aussi présent dans Distancia de Sergio Ramírez. Au Guatemala, où on recherche toujours inlassablement, enfouis sous terre, les corps des victimes de la dernière guerre civile, Tomás Choc, sans nouvelle de sa fille depuis vingt ans, apprend qu’elle est en vie. Il doit parcourir cent-cinquante kilomètres pour la retrouver. Le dispositif filmique se conforme quasiment intégralement au point de vue de cet homme, à sa longue route parcourue pour qu’enfin, la rencontre advienne. Quelle est la part de fiction et où vient se loger le documentaire ? La frontière, une fois de plus, s’effrite. La démarche n’est simple qu’en apparence : il s’agit d’annuler la distance et en prendre en même temps, pour laisser place à l’inespéré : la rencontre.

De l’autre côté

Le réalisateur Mexicain Carlos Carrera était venu pour présenter, entre autres, son film Backyard, qui s’appuie également sur des faits réels : à Juarez, ville frontalière des Etats-Unis considérée comme l’une des plus dangereuses du monde, des dizaines de crimes sexuels atroces sont commis chaque année, notamment sur les ouvrières des maquiladoras. Plusieurs protagonistes sont mis en avant (un journaliste, une policière, une militante de la défense des victimes, une jeune ouvrière fraîchement débarquée à Juarez, un politicien véreux). Au terme d’un récit mené de façon efficace voire musclée, chacun se confronte à l’autre et le film finit par déboucher sur la mise en cause généralisée d’une société corrompue, machiste et d’un système judicaire défaillant et inefficace.

« Ce que vous venez de voir, ce n’est rien par rapport à la réalité ! » affirmait Damián Alcázar, acteur phare mexicain, au terme de la projection d‘El Infierno de Luis Estrada. Le film a fait grand bruit au Mexique : il relate l’histoire d’un homme qui part tenter sa chance aux Etats-Unis, où il passe vingt ans en prison. A son retour, il découvre, ébahi, la réalité qu’il a quittée : son frère, devenu narcotrafiquant, est mort assassiné. Il finit par rejoindre à son tour la filière, et c’est à travers ses yeux que l’on découvre la violence des règlements de comptes, les liens entre les politiciens et les cartels de la drogue. Cette comédie, une « façon d’aborder la tragédie », farce satirique énorme a déplu aux autorités mexicaines qui ont d’abord tenté de la censurer : au festival franco-mexicain d’Acapulco, la projection fut dans un premier temps annulée, sous le prétexte que la copie n’était pas arrivée. Présent dans la salle, Damian Alcazar est monté sur scène pour démentir : la projection fut finalement autorisée ainsi que sa sortie au Mexique, où le film a connu un énorme succès public. Les trois mille kilomètres de frontière qui séparent le Mexique des Etats-Unis est sans conteste un sujet privilégié, politique, du cinéma mexicain : c’est le cas d’El Viaje de Teo de Walter Doehner, film souvent naïf dans lequel un petit garçon tente de retrouver son père (Damian Alcazar, encore, et là aussi, excellent), disparu alors qu’ils essayaient de passer la frontière.

Autre film mexicain découvert, en compétition cette fois : Vete más lejos, Alicia, de Elisa Miller. Lauréate de la palme d’or 2007 du court métrage pour Ver Llover, la jeune réalisatrice de 28 ans relate ici le voyage de la jeune Alicia, qui quitte sa maison familiale au Mexique pour l’Argentine, dans la région d’El Calafate. Ce voyage initiatique repose sur le rendu des sensations, des perceptions éphémères (du givre sur une vitre, un coin de ciel bleu dans le hublot d’un avion), donnant à ressentir la solitude, l’éloignement, le cafard de sa jeune héroïne. Encore une fois, le film mélange fiction et documentaire (la jeune actrice vit en Argentine). Malgré quelques moments poétiques, le film ne repose que sur ses sensations fugitives, et se révèle finalement assez vain.

Un mot sur une reprise : Bataille dans le ciel (Carlos Reygadas, Mexique), malsain, pesant et splendide en même temps. Carlos Reygadas met en scène des personnages dont on ne sait pas si toute force de vie les a abandonnés tant ils paraissent hébétés, comme Marcos, chauffeur d’Ana, fille d’un général. Avec sa femme, il a kidnappé un bébé, mort avant qu’ils aient touché la rançon. Dans un élan de prise de conscience (?) il se confie alors à Ana et ne s’échappe de sa torpeur que lors de rapports sexuels avec elle (une larme coule sur sa joue, seul signe ostensible de manifestation de sentiments). Son corps, obèse, fascine : Reygadas filme frontalement les scènes de sexe avec sa femme. L’hermétisme du film (les plans scrutant le bleu du ciel n’y changent rien) se révèle à travers ces panoramiques à 360° : il atteint là une forme circulaire étouffante et pourtant, apaisante. Le plus beau réside sans doute dans les échappées contemplatives de Marcos, quand soudain, les sensations sonores l’envahissent et que Mexico, ville bourdonnante ou carrément hystérique, se fait entendre.

Enfin, une pépite vue de justesse le dernier jour du festival : Alamar de Pedro Gonzáles-Rubio, tout petit film mexicain ouvrant à une dimension bien plus immense. Roberta, italienne et Jorge, Mexicain se sont aimés un temps. De leur union est né Natan, petit garçon magnifique à la peau dorée : c’est la part de documentaire. Ce qui suit reste à voir… Les parents se sont séparés ; Natan est allé habiter à Rome. Cet été-là, il vient passer des vacances chez son père et son grand-père qui vivent de la pêche dans une maison sur pilotis au large du Mexique, en mer des Caraïbes. Le petit homme s’aguerrit au contact de la nature qui le fait grandir, écrin pacifique éblouissant au sein duquel l’amour filiale se dit dans les regards et les non-dits. Une quiétude impressionnante se dégage de ce film libre et intime. D’ailleurs, se pourrait-il qu’il y ait encore quelqu’un derrière la caméra ?


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