Alexandre Sokourov

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Par où commencer ? Quel est le début de ce flux d´images et de sons ? Quel est l´ordre, le sens, la fin ? Parler des films de Sokourov est impossible si l´on n´est pas prêt à remettre en discussion le cinéma tel qu´on est habitué à le penser.

Ses films échappent à toute forme de catalogage et dépassent les frontières habituelles entre documentaire et fiction, entre genres, entre long et court métrage. Pour le spectateur, comme pour le critique, la tâche est ardue : il n’y a pas d’histoire, pas de thématiques qui traversent le film (au moins au sens commun), très peu de personnages… tous les instruments habituellement à notre disposition pour parler d’un film, pour essayer de le comprendre, révèlent un à un leur inefficacité. La première impression est décourageante : les fauteuils claquent, qui ne peut accepter ce défi est contraint à quitter la salle. Il ne lui reste que de l’ennui et un vague sentiment de gêne, qu’il exprime en murmurant, remontant les escaliers : «formaliste », « hermétique ». On pourrait lui reprocher ses commentaires, mais on les comprend. Portant, si on reste jusqu’à la fin de la projection, au retour de la lumière, au réveil de la raison, on s’aperçoit que ces sentiments dérangeants, de distance et d’incompréhension ont désormais laissé place à un vaste trouble : quelque chose nous a touché malgré tout. Mais quoi ?

Pour le chercher on se laissera porter par les souvenirs des ses visions, reconstituant des idées à partir de ce qui a réussi à se sauver du chaos de la mémoire. Premières images : un port dans le lointain, en noir et blanc, un ralenti sur des hommes faisant tourner une machine. Après la coupe, un homme traverse le cadre, gênant un instant le vert troublant de la nature qui l’occupe entièrement. La projection de La Voix solitaire de l’homme, à peine commencée, doit s’arrêter, mais la question qui pèse sur tous les films successifs de Sokourov est déjà posée : qu’est ce qu’une image ?

« Sokourov organise une mise à plat de la théorie occidentale de la représentation » affirme Eugenio Renzi ce mois-ci dans Les Cahiers du cinéma, soulignant comment le cinéaste russe s’éloigne à la fois de la mimesis (la référence de l’image au monde réel) et l’aesthesis (la forme qui se réfère à elle-même), « opposant réalisme et formalisme afin de montrer qu’il s’agit d’une fausse opposition : l’un peut devenir l’autre et vice versa ». On partage en effet cette idée, qui peut servir comme point de départ pour une approche de Sokourov (qui est d’ailleurs le titre de l’article en question). Nous avons cependant envie d’aller au-delà de ce constat, fort important, parce que s’il a le mérite de nous aider à dépasser certains clivages qui nous empêcheraient d’établir un rapport avec l’œuvre de Sokourov, il n’arrive pas a répondre à la question soulevée par les films. On estime utile et nécessaire d’aller vers le film pour voir comment la question de l’image se pose à travers les différentes « opérations » qui y sont présentes : puisque l’image dans les films est une notion ambiguë (peut être reconductible au seul photogramme). Elle est immédiatement inscrite dans une succession d’autres images, dans des plans, elle a une durée, un temps, elle est accompagnée par la musique, la voix off ou remplie par les dialogues des acteurs.

Ce qui frappe avant tout le spectateur qui s’approche de l’œuvre de Sokourov c’est l’insouciance de ce dernier pour toute forme de continuité photographique, l’utilisation systématique des couleurs (plus ou moins trafiquées) et de noir et blanc, le travail sur la lumière, les contrastes, les ombres et son goût pour des objectifs particuliers (souvent à courte focale) qui déforment les figures humaines, les paysages, les routes. Autant d’éléments qui ont fait souvent se rapprocher son cinéma à la peinture. Mais dans quel sens ?

Si on retrouve quelque chose du travail du peintre chez lui, c’est essentiellement dans le ton. Sokourov semble pouvoir dépasser l’idée bazinienne selon laquelle le cinéma, par sa nature photographique, est ontologiquement lié au réel. En partant du réel pour en trafiquer l’image, jouant sur les lumières et les couleurs et en faisant sentir la caméra comme un trait de pinceau, le cinéaste flirte avec l’impressionnisme. Il ne faut pas prendre cette analogie au premier degré, d’un point de vue strictement figuratif. Il est clair que les moyens sont fort différents, même si par moment, dans Pages Cachées par exemple, mais aussi dans les paysages de Mère et fils, dans les intérieurs du Deuxième cercle, seule la lumière dessine les formes qu’on entrevoit à l’écran, justifiant par-là le rapprochement (et qui fait du cinéma de Sokourov un cas unique dans l’histoire du cinéma) et sa volonté de dépasser (au moins partiellement) l’antinomie de réalisme et formalisme à travers un travail sur les matériaux qui prend en compte le réel. Il est en effet difficilement discutable que ce dernier reste (même dans ces aspects les plus concrets – voir Elégie paysanne, Maria, Elégie soviétique), le référent de tous ses films, qui toutefois assument et témoignent du filtre de l’artiste, de sa subjectivité, et de ses émotions. Le trait d’union entre l’art et le monde est la lumière. Cette démarche n’est-elle pas proche de celle des peintres impressionnistes ?

On le pense, mais les films de Sokourov ne s’arrêtent sans doute pas au travail plastique sur l’image. Dans nos mémoires, les images reviennent, habitées de sons et de musique : le vent, les bruits quotidiens, Tchaïkovski. Impossible de séparer l’image, de l’isoler : la musique accompagne et clarifie ce que l’écran nous montre sans qu’on ne sache dire pourquoi. L’ambiguïté de la musique classique, qui joue sur la nuance, sur le non dit, se révèle un outil essentiel à la réflexion de Sokourov : elle seule, mieux que n’importe quel discours, peut accompagner le défilement des images d’archives d’Hitler dressant le portrait d’un homme ayant perdu qu’il jouissait, en l’utilisant pour les pires crimes (voir « Sonate pour Hitler »). Elle est irremplaçable par le discours, le mot étant dramatiquement beaucoup moins subtil. Ce n’est pas un hasard si les dialogues dans les films de Sokourov ont une place très limitée. Souvent sibyllins, fragmentés, ils sont libérés de toute fonction explicative ou descriptive. Ils interviennent pour préciser, pour donner un contour, pour ébaucher une esquisse mais ils n’ont qu’un poids relatif : ils doivent entrer en relation avec les images et la musique pour se compléter. Seule la voix qui intervient de l’extérieur, peut poser des questions claires, interpeller le spectateur, se faire entendre. La voix off, omnisciente et invisible peut parfois s’arroger le droit de donner un ordre aux chaos des images et des sons. Mais encore, sans eux, elle serait incompréhensible et vaine.

Alors on continuera à se laisser transporter dans cet univers flottant entre mélancolie et présent, entre éternel et quotidien pendant le mois qui nous sépare de la fin de cette rétrospective, curieux de découvrir les nouvelles interrogations que les films de Sokourov nous proposerons, soucieux de ne plus se laisser tromper par la vie quelle querelle du contenu et de la forme, en allant vers les images même quand elles nous semblent s’échapper…

La rétrospective continue. Les images défilent et s’enchaînent sur l’écran de la Cinémathèque. Quand on croit avoir saisi une structure ou un sens dans l’oeuvre de Sokourov, celle-ci nous détourne, nous surprend encore. Un court métrage sur l’industrie automobile en URSS, L’Automobile gagne en fiabilité, est suivi d’un étonnant film autour de la construction d’une digue au milieu de la campagne russe, qui cache derrière le clin d’œil d’un titre très étonnant (Les Préoccupations les plus terrestres) sa profonde réflexion sur la mutation des temps et le contraste entre développement et vie rurale. Et pourtant, c’est toujours l’esprit qui préoccupe le cinéaste, infatigable investigateur de l’âme humaine, qui pour mieux la saisir est prêt à aller la chercher là où l’homme est réduit au néant face à la nature, à l’immensité de l’espace et à la répétition perpétuelle du temps.

L’homme face au néant : en traversant les films de Sokourov

C’est probablement dans deux oeuvres, Confession et Voix Spirituelles, que la quête de Sokourov, saisir l’essence de l’être humain, atteint ici son sommet. Ces deux films surprennent d’abord par leur durée, près de 5 heures chacun. Pourquoi ? Au lieu de chercher à résumer, à couper, à enchaîner les événements, Sokourov semble vouloir créer un « espace de temps » dans lequel le spectateur peut littéralement se plonger. Il n’a pas à suivre des faits, mais au contraire à se glisser dans une atmosphère d’attente dont le paradoxe est de perdurer sachant que rien ne viendra l’interrompre. Pourtant ce ne sont pas deux films ratés, ni des rushs, ni deux documentaires à peine montés. Ce sont dix heures dans lesquelles un cinéaste nous offre la possibilité de regarder des hommes. Pris en otage par le service militaire qui les a brusquement enlevés à leurs familles, à leurs amours, à leur travail, à leurs origines, les hommes sont filmés dans l’isolement, condition nécessaire au déroulement de l’expérience cinématographique à laquelle le cinéaste veut se livrer.

Que ce soit des marins perdus dans l’obscurité de l’hiver arctique aux confins du pôle Nord, ou bien de simples soldats perdus au milieu des montagnes du Tadjikistan, ces hommes sont d’abord confrontés à leur solitude. Les images, monochromes, comme couvertes d’un voile grisâtre, rendent visible cette épouvantable sensation de perte qui entoure les « personnages ». En les suivant dans leur vie quotidienne, le spectateur est amené à partager avec eux les moments les plus banals (une cigarette, un repas mal réchauffé) dans une répétition angoissante qui reste pourtant la seule façon de s’apercevoir du passage du temps.

Effectivement, ce qui rend l’isolement insupportable, c’est qu’il n’est pas seulement spatial, mais aussi temporel. Dans ce vide, les hommes perdent la cognition du temps (ils le disent aussi dans Voix Spirituelles) et échappent aussi par là à sa répétition, l’Histoire. Privé des repères spatio-temporels et géographiques-historiques, leurs angoisses, leurs peurs, leurs sensations atteignent une dimension universelle/éternelle. Les hommes à l’écran ne sont rien d’autre que des êtres comme nous, perdus dans une dimension parallèle, dans l’attente continue et infinie d’une chose inconnue et qui tarde à arriver… le retour ? La guerre ? Peut être simplement la mort, à ne pas entendre négativement, mais comme la seule fin possible pour une durée qui à l’infini deviendrait insupportable.

Cette même idée de l’attente et de la mort, est à l’origine d’une trilogie que Sokourov dédie à trois hommes qui ont marqué à jamais le 20e siècles : Hitler (Moloch), Lénine (Taurus), Hiro Hito (Le Soleil). Le cinéaste décide de reconstruire les instants qui précèdent leur fin. Dans un décor qui les isole du monde, en dehors des événements qui se sont produits pour leur cause, ces personnages privés du pouvoir redeviennent des hommes quelconques, comme les soldats des deux films précédents. (On remarque que le soldat incarne parfaitement l’être quelconque, parce que son individualité se dissout dans le groupe – la divise étant la conséquence plus évidente de cette dissolution.)

Taurus pose dès son premier plan l’isolement de Lénine : on y voit une villa engloutie par la forêt, le lieu où on verra le leader s’éteindre, consommé par la maladie. Et Sokourov ne se prive pas de filmer l’agonie dans toute sa douleur, montrant dans une lumière blanchâtre Lénine se faisant couper les ongles des pieds. Il est désormais réduit à être un vieil homme délirant qui s’éteint lentement, face à la caméra, assis sur un fauteuil roulant, abandonné.

Hiro Hito sera atteint d’une fin aussi tragique. Les Américains sont arrivés à Tokyo, et l’Empereur japonais renonce à sa divinité, en admettant sa faiblesse, marque indélébile de l’être humain. En acceptant de rompre avec les dieux il accepte sa mort, même si elle n’arrivera qu’après de longues années et le Soleil ne se lèvera plus sur le Japon comme avant. Ayant perdu son fils, il se laissera couvrir par de lourds nuages gris, comme dans ce merveilleux plan qui clôture la trilogie.

Et sommes toutes c’est peut être ce qui se cachait derrière ces images et ces sons si souvent incompréhensibles. Cette chose qui nous touchait sans que nous sachons dire pourquoi, n’était rien d’autre que la sensation à la fois douce et angoissante de pouvoir partager, dans le noir de la salle la propre existence avec celles des fantômes qui animaient l’écran, sachant qu’ils n’étaient rien d’autres que nous, ou mieux, nos images.


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