Victor Victoria

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« Victor Victoria » est un joyau, bijou tardif dans la filmographie de Blake Edwards, façonné par des années de métier et poli par un art comique au sommet de sa délicatesse en 1982.

Le film, remake d’un film allemand de Reinhold Schünzel (1933), est le fruit d’une plénitude artistique pas « plan plan » pour un sou, un musical qui ne se contente pas de rendre hommage au genre. Il est au contraire une incursion tardive intéressante, se transportant dans le Paris de 1934, pour précisément mieux restituer l’intérêt du projet selon deux angles. Le film musical tout d’abord (film de cabaret), plutôt moribond en 1982, hormis chez Bob Fosse. Puis au regard des thématiques « genrées », réfléchies à l’aune des années 80, mais contextualisées et explorées dans le Gai Paris des années 30, où le film opère le premier de ses nombreux déplacements. Le choix de la capitale de la frivolité selon les américains, comme lieu de l’action, n’est pas anodin, même pour le Hollywood des années 80.

L’histoire est simple : Victoria Grant est une bonne chanteuse, mais ne parvient pas à vivre de son talent. Sa rencontre avec Toddy, artiste de cabaret et « vieille folle enrhumée » va précipiter son succès sous une forme qu’elle n’aurait jamais envisagé. Il va la faire passer pour le conte Grazinski, un polonais imaginaire qui serait un fameux travesti dans son pays. Ainsi, sur scène et dans la vie, Victoria se transforme en Victor, artiste de cabaret travesti en femme et possédant une voix sensationnelle.

Le cadre, tout en décors luxueux, associé à ce charme discret du carton-pâte d’un Paris reconstitué en studio (à Londres, le film étant une coproduction américano-britannique), rend l’ensemble terriblement bricolé en même temps que savamment constitué, témoignant d’un soin maniaque apporté aux détails. Des clins d’œil aux artistes de cabaret de l’époque emplissent les rues, et le souci du petit détail d’arrière plan, comme une photographie de Marlene Dietrich sur la table de chevet de Victoria, ravissent les nostalgiques d’un Paris de cinéma déjà réinventé pour eux par Hollywood, qui rendait hommage au Paris de cinéma de Prévert et Carné. En somme, un joyeux retour en arrière, plein d’une modernité citationnelle légère.

Déjà évoqué plus haut, le clin d’œil à Marlene Dietrich est la première évocation de la sexualité et du genre comme sujets véritables du film. L’actrice allemande, devenue par la récurrence de ses rôles « troubles », un sujet d’étude des études de genres et de la réflexion sur la représentation de la féminité, est présentée comme le modèle de Victoria Gant. Celle-ci, apparaît au début du film dans les haillons d’une féminité limitée, ou tout du moins en danger. Epuisée, pas reconnue dans son travail, elle est une femme de quarante ans abusée par les hommes, affamée et sans ressources financières. Ses seules possessions sont son manteau, sa robe et sa voix. Elle dira même, sous prétexte d’un bon mot, qu’elle « se prostituerait pour une boulette de viande » ! On constate assez facilement que cette vision de la femme n’est pas valorisante. C’est donc sans grand regret (tout d’abord), qu’elle troque ses cheveux longs contre une coupe d’homme, ses collants troués contre un costume masculin de bonne qualité et ne conserve de ses oripeaux que sa belle voix. Une renaissance dans le travestissement, ici entrevu comme un atout, si ce n’est un accomplissement : le meilleur moyen, le seul même, pour Victoria de travailler et de vivre. Se faire passer pour un homme qui lui-même se travestirait en femme est l’absurde solution pour être sur scène et chanter. L’artifice, le mensonge et la dissimulation, caractéristiques souvent associées négativement à l’homosexualité, sont ici les attributs principaux de Victoria, hétérosexuelle obligée de se faire passer pour un homme, quitte à mentir à l’homme qu’elle désire. Ce renversement des situations classiques regorgent de quiproquos, de discussions forcément biaisées sur l’identité, et de nombreux gags « en dessous de la ceinture » qui n’effraient pas Edwards.

 

Les arguments en faveur d’un couple improbable se heurtent au « common sense », les clichés sur les homosexuels fusent (« Vous êtes gai ! Mais vous êtes tellement attirant, c’est un terrible gâchis ! »/ « Peut-être que si une vraie femme vous corrigez… »), et les stéréotypes sont tout d’abord au premier plan pour être rapidement balayés par des personnages plus profonds et plus mouvants qu’ils ne l’avaient eux-mêmes imaginé. Ça parle de problèmes d’érections et de désir, mais surtout, ça illustre la question en une scène de comédie : rien n’est jamais souligné, mais imagé lors de scènes jouant très finement sur le fil, entre énormité du cliché et gag d’une rare finesse.

Par exemple la peur ressentie par un hétérosexuel, King Marchand, attiré par le Conte Grazinski, qui préfère croire qu’il est un usurpateur (ce qu’il est bel est bien !) plutôt que d’avouer qu’il puisse être attiré par un homme. Ou encore la scène où, ce couple en réalité hétéro, est obligé de fréquenter des bars gais pour pouvoir danser ensemble. C’est une mise en abîme des niveaux de comédies par la démonstration de la complexité des identités sexuelles des personnages que Blake Edwards construit. Ici le désir est évident, mais ce sont les catégories qui posent problème, et le réalisateur s’en moque avec un plaisir évident.

Délicieuse et désespérée Victoria, qui, après s’être rendu compte que le couple qu’elle s’efforce de former avec King Marchand court à l’échec, ne peut s’empêcher d’avouer, étendu dans un grand lit aux côtés de son ami Toddy : « Prétendre être un homme à ses désavantages » ! Ainsi, de bout en bout, le film allie intelligence et légèreté sur des sujets tels que l’homophobie, la complexité des relations homosexuelles, l’hypocrisie, et la délicieuse exception de certaines alliances considérées comme anormales. A aucun moment les personnages ne sont normalisés, ou présentés comme prototypes illustrant une thèse à défendre (la tolérance), car c’est la comédie qui prime, toujours, le divertissement doit emporter l’adhésion avant tout.

En somme – et c’est un étrange compliment mais s’en est un -, le film engloutit les questions de genres dans sa normalité toute exempte de « sexe » pour une fois, de film classique et hollywoodien. Par cette évidente acceptation tous azimuts, il véhicule encore quelques clichés, comme celui de l’hétéro viril, qui, fatigué de passer pour un homosexuel, se rend dans un rade pour castagner quelques ivrognes, et ainsi… se refaire une virilité. Posture encore un peu caricaturale puisque, si la scène finit par un moment de communion, où les clients du bar et l’intrus chantent tous ensemble, visages ensanglantés, dans les bras les uns des autres, cette fraternité masculine reste réservée aux seuls hétéros, que leur virilité nouvellement testée autorise à un contact physique avec d’autres hommes sans… soupçons. Pour autant, le film est majoritairement très délicat et avisé, n’oubliant jamais qu’il est question de rires et de personnages, et c’est à ce titre qu’il peut parfois pêcher, par généreuse ambition comique.

Par ailleurs, une galerie de seconds rôles ou d’apparitions sont impayables, du tenancier de l’hôtel vicelard à la maîtresse de King Marchand, horrible vamp à la voix de crécelle, jusqu’à la crème de la crème : le serveur de la brasserie (génial Graham Stark), machine à réparties à la moue blasée. Dans leurs bouches, chaque réplique est adaptée, chaque caractère rapidement croqué et toujours pertinent, et les répliques font mouche, tantôt drolatiques, parfois émouvantes, toujours d’un charme absolu et pleines de tendresse pour ces personnages parfois « hors-norme ».

Car c’est l’énergie, propre de la comédie edwardienne – ici, deux trois bagarres bien senties au son de la Marseillaise, suivant des faces-à-faces tendres, pleins de joutes verbales et de déplacements nerveux — qui atteint le dosage parfait entre comédie de mœurs, situation burlesque, comédie dramatique et musicale. Les scènes chantées font en effet sens avec l’intrigue principale, et quelques running gags savoureux (les chaussures à l’hôtel, le serveur de brasserie) finissent de lier le tout en un rythme effréné. La musique est d’Henry Mancini, les quelques chansons entendues sont des classiques, et Julie Andrews, magnifique, interprétant Love that Jazz, est un grand moment, tout comme Robert Preston parodiant Love in Seville, invente le plus fameux morceau de comédie du film. Le plus grand mérite du réalisateur est là, faire de cet ensemble hétéroclite un film millimétré, sans aucune faute de rythme ou baisse de régime, un objet de cinéma aussi brillant et élégant que discret dans son génie. En un mot, tout Blake Edwards !

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