TRUQUER, CRÉER, INNOVER : LES EFFETS SPÉCIAUX EN FRANCE (Réjane Hamus-Vallée, Giusy Pisano, Caroline Renouard)

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Les effets en dur, les effets endurent…

Entre syndicats, subventions, récompenses et expositions. Les effets spéciaux en France : Quand conjecture rime avec futur.

La qualité fondamentale qui caractérise tous les bons artisans de cinéma, sans exceptions et indépendamment de la profession spécifique à laquelle un tel ou un autre aura prêté allégeance, n’est pas l’œil ni le flair, mais la capacité à communiquer de façon limpide. Si le septième art est un langage des images, destiné à transmettre à un public des ressentis à l’aide de cadres en mouvement, c’est aussi, par ailleurs, un langage interne, qui se construit sur les moniteurs-retours des douzaines de techniciens qui ont des expertises très différentes, et qui doivent apprendre à décrire aux autres leurs idées, leurs limites, leurs impératifs, leurs défis, et leurs inspirations. Des nombreux outils qui interviennent dans la vie d’un film, certains (le concept art, le story board, etc) existent seulement parce qu’ils permettent à des artistes d’indiquer à d’autres ce qu’ils veulent dire, et ce qu’ils désirent pour le résultat final. Dans une industrie de plus en plus débridée par le potentiel du numérique, on peut ajouter à ces procédés la previz (-ualisation) des effets informatiques, laquelle répond parfois à la question « À quoi va ressembler notre film ? », et laquelle répond, d’autres fois, à la question plus programmatique « À quoi peut ressembler notre film ? ». Truquer, Créer, Innover, le dernier livre broché des Presses Universitaires du Septentrion, est un ouvrage sans doute trop académique pour fédérer le lectorat non-initié, et un volume trop prudent intellectuellement pour proposer le genre de conclusions fracassantes qui tendent à ravir les afficionados de vidéo-essais. Mais c’est un document d’une précieuse actualité, et, après un détour par plusieurs études des cas passionnants qui ont fait date dans l’histoire du cinéma français (de George Méliès à Abel Gance à Jean Cocteau aux Tontons Flingueurs), il nous plonge avec beaucoup de grâce dans le présent de l’activité audiovisuelle, à l’aide d’une séries d’entretiens où des questions brûlantes sont posées aux différents acteurs du monde des VFX en France. Jamais l’expression « état de l’art » n’aura été aussi à propos !

Laurens Ehrmann (superviseur des effets spéciaux sur John Wick 4, sur Tirailleurs, et sur les deux derniers long-métrages de James Mangold…) aura ainsi l’occasion de nous renseigner sur la nécessité d’être transparent, dans son milieu : « [… O]n enchaine sur WandaVision, qui fait un carton. Et même si on n’y a pas fait des effets révolutionnaires, la complexité sur ce projet était de montrer à Marvel qu’on avait la capacité d’échanger avec eux, d’être dans le process de production, parce que même sur des incrustations-écrans à priori simples, initialement devisées à trois jours par plan, on a dû faire quarante ou cinquante versions parfois ! Ça se joue au pixel près, la réflexion, l’intensité… Grossièrement parlant, c’est du pixel fucking. Il faut leur montrer cette résilience, l’acceptation de ce genre de chose. C’est pour ça qu’ils te rappellent ensuite. »

Transparent ou même bavard, par ailleurs. Que la motivation derrière ses voyages répétés aux États-Unis provienne d’un fanboyisme ou d’une conception du networking, force est de constater que l’artiste nommé aux Césars cultive une socialité artistique prévisionnelle. Ehrmann, à nouveau : « Chaque fois que je vais là-bas, je cale une semaine avec cinq rendez-vous par jour, car aux Etats-Unis, les gens font l’effort de te voir et ont la correction de répondre à tes mails. Quand ILM nous sélectionne pour être leur business partner, on est reçu par la numéro 1 d’ILM à San Francisco, avec les quinze superviseurs d’ILM, ceux qui étaient sur les premiers Star Wars – tes modèles en fait – et on te dit : « présente ta boîte ». Et tout le monde écoute, prend un temps, les gens te félicitent et te donnent des conseils. »

À lire en complément : Les effets spéciaux au cinéma, 2018, également écrit par Réjane Hamus-Vallée et Caroline Renouard.

La plupart des entretiens collectés dans la 4ème partie de l’ouvrage (« Attractivité des VFX français : entre création, innovation et acculturation ») ont été menés il y a deux ans, en février 2022. Les divers discours tenus par les intervenants n’ont globalement pas eu le temps de perdre de leur pertinence, mais certaines nouvelles problématiques se font remarquer par leur absence. Nous pensons notamment à la question de l’intelligence artificielle, évoquée rapidement par Ehrmann comme une perspective secondaire sur quoi planchent des employés de son entreprise, The Yard. Entre le moment où a eu lieu cette conversation et la date de publication du livre de Réjane Hamus-Vallée, Giusy Pisano et Caroline Renouard, la thématique de l’IA a bien entendu été propulsée sur le devant de la scène par l’explosion en popularité d’outils comme Midjourney et OpenAI. L’intelligence artificielle a plutôt mauvaise presse chez beaucoup de cinéphiles. La tentation pour des financiers de remplacer des postes humains par des logiciels paraît trop forte. C’était d’ailleurs l’un des combats qu’avaient choisi de mener les syndicats des acteurs et des scénaristes aux États-Unis l’an dernier, pendant leurs grèves. C’est dommage qu’une sortie autrement si sophistiquée et si renseignée sur les nouveautés du monde des effets spéciaux fasse l’économie de parler d’un sujet aussi urgent. Mais à l’inanticipable, nul n’est prévenu. C’est probablement un symptôme de la vitesse à laquelle l’IA a changé de visage, que des experts dans un champ adjacent ne l’aient apparemment pas placée en tête de leurs priorités. Et c’est en quelque sorte plus rassurant de penser à l’IA en feuilletant Truquer, Créer, Innover qu’en lisant un autre livre : L’essor des effets numériques aussi, autrefois, paraissait être une véritable grenade, jetée aux pieds des artistes du spectacle. Mais, une fois l’objet compris, il a été appréhendé et apprivoisé : Des syndicats se sont créés, des figures se sont immiscées à travers des exigences irrationnelles et ont œuvré de sorte à créer des conditions encourageantes, de travail. S’il y a des artisans capables d’identifier et de garder ce qui peut être éthique dans l’utilisation de l’IA, c’est bien les acteurs qu’on a contactés pour ce livre.

En outre, lire les entretiens menés par Hamus-Vallée nous a fait envisager, en filigrane, la question de la conservation des films. Pour restaurer un film tourné en argentique, l’idée est de traiter, puis scanner, puis de traiter à nouveau le scan d’un négatif de bonne qualité. Mais les films tournés en numérique aussi sont susceptibles d’être abimés par le temps ! Des centaines de petites pertes jalonnent les fichiers qu’on visionne, qu’elles soient dues à la compression propre aux plateformes, au passage d’un encodage à un autre, ou même de l’extraction d’un format-source à un format d’arrivée. Comment s’assurer que les films tournés en numérique, d’ici 30 ou 40 ans, ne soient pas tous regardables uniquement dans des versions moindres, glitchées, tellement motion smoothées qu’on a l’impression de visionner des brouillards de smog codé ? Une réponse partielle pourrait être : en conservant les assets, les rendus des équipes VFX. Garder intacts des éléments d’un film validés par son réalisateur nous permettra peut-être, dans le futur, d’avoir des références utiles pour déterminer quelle luminosité était souhaitée dans une scène, quelle température de l’image était censée caractériser une autre. On apprend, en lisant Truquer, Créer, Innover, que les meilleurs superviseurs VFX et chefs de projets ne sont pas ceux qui conditionnent leur investissement personnel à la viabilité réputationnelle d’un projet, ni ceux qui s’amusent à faire des économies de bouts de clavier. Ce sont qui prennent chaque plan commandé comme une invitation à se surpasser. Peut-être que l’industrie cinématographique toute entière, à l’avenir, sera récompensée d’archiver sans jugement et sans favoritisme le travail des sociétés d’effets spéciaux. Le sous-titre de cet ouvrage universitaire est, sobrement, « Les effets spéciaux en France », mais il aurait pu être « Il n’y a pas d’effet spécial inutile ». C’est ce qu’a appris Laurens Ehrmann, on l’imagine, quand son expérience de modélisation sur le film Les Schtroumpfs 2 lui a donné la ligne de CV parfaite quand il a fallu refaire une célèbre cathédrale pour Notre-Dame brûle et Notre-Dame, la part du feu.

La dernière cérémonie des César nous l’a rappelé, les truqueurs et les faiseurs de VFX sont peut-être les techniciens de cinéma qui ont le plus gardé leur âme de magiciens. Il est donc naturel qu’ils ne révèlent pas tous leurs secrets. Ils les garderont, jusqu’à ce que tout dévoiler au grand jour puisse devenir, à son tour, une manière de faire le show.

 

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