The Fabelmans

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L’homme qui aimait le cinéma

Amarcord

En 1952, un jeune garçon effrayé à l’idée d’aller au cinéma finit par se laisser entraîner par ses parents : il est émerveillé par ce qu’il voit au point que cela va influer sur son destin. The Fabelmans retrace ainsi le parcours du jeune Steven Spielb… pardon, Sammy Fabelman au cours de trois étapes cruciales de sa vie : son enfance, son adolescence en Arizona puis en Californie, avant de conclure par une truculente rencontre avec John Ford (dont le cinéaste se revendique comme un héritier) et qui annonce sa future carrière prolifique. Ce parcours est ponctué du délitement lent, mais inexorable de sa famille, son père le scientifique étant trop différent ou trop aveugle vis-à-vis de sa femme, l’artiste frustrée et secrètement amoureuse d’un autre. Film le plus autobiographique et personnel de Steven Spielberg, The Fabelmans est un récit initiatique contant le double apprentissage du jeune Sammy Fabelman : celui de la technique cinématographique au travers de ses multiples tournages amateurs, gagnant en complexité à mesure que l’intrigue progresse, et émotionnel via la destruction de sa famille et ses premiers émois amoureux.

  

Rigoureusement écrit, structuré en trois actes, pourvu d’une longue introduction et d’une hilarante conclusion, l’efficacité de The Fabelmans est redoutable et entraîne le spectateur avec aisance dans un drame familial déguisé en success-story. L’une des raisons de cette efficacité provient du fait que chacun des axes développés est mû par une question précise qui prend corps à mesure que le film progresse. Concernant l’apprentissage de la réalisation, la question concerne le pouvoir que confère sur autrui l’acte de filmer et la responsabilité qui en découle. L’axe familial, lui, est mû par la question de l’obsession de l’apparence des individus et de leur besoin de croire en des fables pour continuer de vivre heureux. Ces deux questions communiquent et se nourrissent bien entendu l’une de l’autre, et elles prennent de grandes proportions à mesure que le jeune Fabelman grandit et découvre le pouvoir dont il dispose : celui de manier ou de transformer le regard des autres sur l’autre. La collusion de ces deux questionnements mène ainsi à interroger en quoi le cinéma, l’image, peut soit révéler la vérité et le réel soit, à l’inverse, maintenir l’autre dans l’illusion et le mensonge. Ce questionnement fait toute la richesse de The Fabelmans, qui parvient ainsi à allier avec une aisance déconcertante émotion et réflexion.

Le triomphe de la volonté

L’aspect émotionnel de l’œuvre est notamment charrié par l’un des atouts majeurs de Steven Spielberg : ses acteurs. Tous livrent une superbe performance, à commencer par le jeune Gabriel LaBelle, dont la ressemblance avec le réalisateur est troublante. Mais surtout, Paul Dano et Michelle Williams incarnent avec efficacité une forme d’alliance symbolique impossible entre un esprit scientifique et artistique ; le père étant un informaticien visionnaire et la mère une ancienne pianiste en devenir. (Soit l’alliance que réussira à reproduire le jeune Fabelman avec le cinéma, un art qui allie l’un et l’autre de ces deux esprits). Les deux acteurs, qui volent presque la vedette au reste de la distribution, impressionnent par leur travail du non-dit, de l’allusion, et jamais le public ne saura tout à fait s’ils sont fantasques, fous, bêtes, intelligents, négligents ou ont simplement la tête ailleurs. Le public ne saura jamais ce que l’un sait véritablement de l’autre. Cette ambiguïté permanente permet d’accroître la tension de l’ensemble de l’œuvre, notamment du fait que le public comprend dès le premier acte du film, le jeu de dupe auquel ils se livrent tous deux ; l’ensemble générant avec efficacité un beau suspense et une solide ironie dramatique.

  

Esthétiquement, outre sa virtuosité naturelle à conter une histoire toujours aussi étonnante, Steven Spielberg enrichit discrètement sa mise en scène d’un réseau de références visuelles liées d’une part aux divers courants cinématographiques qui l’ont influencé (John Ford en tête de liste) et d’autre part à celles d’événements biographiques qui ont imprégné toute sa filmographie personnelle. Par exemple, alors qu’il veut rendre grâce à son ennemi de lycée pour qu’il arrête de l’ennuyer, Fabelman filme ce dernier durant une séance de sport de plage, de façon instinctive, tel Leni Riefenstahl filme les athlètes des Dieux du stade. Soit une référence ironique eu égard à l’antisémitisme notoire du personnage. Ou encore : le petit singe adopté par la mère en perte de repères psychologique évoque celui présent dans le premier Indiana Jones. On notera aussi des séquences qui font immanquablement penser à Il faut sauver le soldat Ryan,E.T., Minority Report… et ainsi de suite. Cette mixité de références toujours discrètes mais bien visibles ne peut que toucher la corde sensible de tout fanatique du cinéaste, comme de tout cinéphile.

La nuit américaine

The Fabelmans est aussi pourvu d’un bel humour. Un humour basé sur un second degré subtil qui parie sur l’intelligence d’interprétation des spectateurs et non pas sur de bêtes blagues de énièmes degrés. Cet humour est aussi originaire d’une subtile mise en abîme qui est créée par la nature autobiographique d’une œuvre qui parle d’un adolescent apprenant la vie en même temps qu’il apprend le cinéma en tournant des films amateurs où suinte son talent de surdoué. Par ailleurs, il est à noter que Spielberg délaisse toute forme d’idéologie progressiste moderne trop marquée (à l’inverse de ce que fait trop souvent Hollywood ces derniers temps) pour se contenter de quelques remarques très discrètes telles un « tu pourrais mettre un peu plus de filles dans tes films… » de la part de la jeune sœur de Sammy Fabelman. Cette subtilité permet à l’auteur de regarder cette époque avec objectivité et sans jugement radical. Soit une période où l’Amérique était sûre d’elle, blanche et antisémite. Une époque où chaque individu de la société occupait une place précise et où celle des femmes était circonscrite au foyer, quitte à devoir abandonner tout accomplissement d’ambitions artistiques personnelles.

Ainsi, The Fabelmans n’est ni l’apologie d’une époque révolue ni la mise en accusation radicale de ses vices. Le film tente d’abord d’éclairer les racines de l’amour inconditionnel et presque maladif du cinéma du jeune Sammy Fabelman dans un monde pétri de défauts mais disposant aussi de charme. Et c’est parce que cet amour du cinéma est toujours aussi vivace, puissant, et moteur chez Steven Spielberg, que le film n’est pas nostalgique et évite l’écueil de la fétichisation de la pellicule ou des caméras argentiques. Loin d’être portées aux nues comme le serait une divinité, les technologies s’apprécient dans une optique artisanale. Un artisanat qui rend nécessaire un effort de patience et de volonté pour pouvoir créer un film et d’où émane, en partie, l’aspect merveilleux du cinéma, tout comme son charme. Et c’est d’ailleurs de cette recherche d’émerveillement perpétuel par les personnages et le public que naît une intéressante complexité au sein de The Fabelmans : la magie du cinéma a pour base la fascination des spectateurs pour l’image, et c’est de cette même fascination que naît l’obsession de l’apparence… qui mène elle-même à une forme de névrose, ou à la recherche de toujours plus d’émerveillement.

American Graffiti

Le plaisir de l’artisanat et de la création de Steven Spielberg se ressentent par ailleurs au travers de sa persistance à avoir recours à la pellicule pour ses films. Son chef opérateur traditionnel depuis La liste de Schindler, Janusz Kamiński, est bien entendu au rendez-vous de ce dernier chef-d’œuvre, et il retransmet à la perfection, au travers de ses lumières et de ses teintes de couleurs, l’ambiance atypique de ces années 1950 et du début des années 1960. Une période où les individus, par leurs habits, leurs postures et leurs comportements, semblent être des panneaux publicitaires ambulants pour rêve américain. Le travail général de la décoration et celui des costumes accentuent encore l’immersion du public dans cette Amérique profonde alors au faite de sa puissance, mais en réalité faussement innocente et laissant déjà entrevoir quelques craquelures. The Fabelmans fait ainsi partie du podium des meilleurs Spielberg et est d’ores et déjà une pièce maîtresse de l’œuvre du maître qui, on l’espère, pourra encore réaliser d’aussi beaux films.

Enfin, plus globalement, cette œuvre peut être mise en lien avec le Babylon de Damian Chazelle. Un autre chef-d’œuvre assez scorsesien qui tente (et réussit) de témoigner, de hurler, son amour immodéré du cinéma, tout en mettant en garde d’une part contre sa nature hypnotique, d’autre part contre les menaces perpétuelles, quoique croissantes, qui pèsent sur lui et ses membres : les nouvelles technologies et l’idéologie. Mais là où Babylon dénonce, The Fabelmans cherche d’abord à convaincre par les moyens de l’émotion et de la réflexion sans avoir recours à la morale. Il incite le public à conserver le regard aussi frais que celui d’un jeune enfant en extase devant une scène d’accident de train au cinéma (au point de chercher à le reproduire avec sa mère et de le filmer au moyen de la caméra familiale) tout en le faisant penser aux conséquences de ses actes. Et la réussite est telle qu’il est fort à parier qu’une envie irrépressible de prendre une caméra et de tourner un film s’emparera de toute personne sortant d’une séance de The Fabelmans

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Durée : 151 mn


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