L’affaire a fait un peu de bruit. Le 15 décembre 2010 devait sortir en salles ce qui était alors le dernier film d’Amos Gitai : une adaptation, audacieuse mais pas vraiment convaincante, du roman d’Elsa Triolet Roses à crédit. Quelques jours avant la sortie, coup de théâtre : le film se voit refuser son agrément par le CNC. Motif ? Le film est produit par la télévision, France 2 en l’occurrence, mais ne possède pas les deux versions d’exploitation différentes (une pour le petit, l’autre pour le grand écran) nécessaires pour l’exploitation en salles de productions télévisuelles (1), ce que dément la production. On remballe alors sa rancœur (et sa critique prête à la publication !) et on attend la diffusion TV annoncée pour le printemps 2011.
22 juin 2012, soit dix-huit mois plus tard, le film va être enfin diffusé sur France 2 à 22h25, histoire d’être sûr que le moins de monde possible puisse le voir. Au final, on se demande bien pourquoi la chaîne a investi si c’est pour aussi mal traiter son produit. Pourtant entre le roman d’origine, le sujet au cœur de l’actualité et le casting, le film a de quoi séduire. Que voulez-vous, en France on aime autant le cinéma que les tracasseries administratives !
Des roses et des épines
Roses à crédit est un film inattendu de la part d’Amos Gitai. Après nous avoir entretenus essentiellement de questions de frontières ces dernières années, et après le récent « poème sur la guerre » Carmel, on n’imaginait pas forcément le cinéaste israélien aux commandes d’une adaptation du roman d’Elsa Triolet portant sur les ravages du crédit à la consommation sur un jeune couple français peu après la Seconde Guerre mondiale. Mais il faut bien avouer que c’est l’une des rares bonnes nouvelles véhiculées par ce (télé)film : Amos Gitai a donc délaissé un temps les conflits du Moyen-Orient et en partie, mais en partie seulement, le caractère politique de son cinéma.
Pour Léa Seydoux, « jeune femme moderne », le bonheur passe par la consommation : appartement neuf, aspirateur dernier cri et pimpante machine à laver, c’est le pied ! Alors que Grégoire Leprince-Ringuet n’a lui d’yeux que pour ses roses, il est chercheur en horticulture faut dire. Lui veut bien travailler plus pour gagner plus, mais elle n’a pas vraiment compris que pour dépenser l’argent, il faut l’avoir gagné avant. On ne va pas en rajouter une couche sur la situation financière actuelle, mais Roses à crédit, malgré son ancrage marqué dans les années 40, ne manque pas de résonner avec notre quotidien envahi par Cetelem, Sofinco et d’autres noms qui valsent aguicheusement à nos oreilles.
Entre son thème et son casting (s’ajoutent au jeune couple, Arielle Dombasle, Catherine Jacob, Valeria Bruni Tedeschi et Pierre Arditi), Roses à crédit a de quoi surprendre. Et en effet, le film déroute. Il s’ouvre par une séquence nocturne où l’on voit Léa Seydoux et Maud Wyler courir sous une pluie battante dans une forêt sous des effets de lumière. Peu après, on les verra courir le jour devant une demeure bombardée pendant la guerre. C’est le cousin Bernard le collabo qui a lâché l’info aux Boches. Cette ombre de la collaboration plane constamment sur le film, comme sur l’époque, mais ne sera jamais réellement développée. Comme beaucoup d’éléments, elle reste à l’état embryonnaire. Ni indice, ni leurre, elle est juste là. Gitai joue de la rétention d’informations. La compréhension se fait souvent à rebours, les faits et relations entre les personnages ne s’éclaircissant souvent que quelques scènes après leur présentation. Celle qui pourrait être la mère (Dombasle) n’est que la patronne, le père (Arditti) n’est que le beau-père, adoptif sans doute… De la même façon, la caméra semble hésiter, chercher dans le plan. Très mobile, elle cadre les personnages, puis s’en éloigne, semble divaguer avec une direction certes, mais qui reste le long du film difficile à saisir.
La part la plus intéressante du film tient dans le passage du collectif au personnel, le jeune couple n’étant que le reflet d’une situation plus générale. Ce passage s’effectue essentiellement par la confrontation entre une réalité extérieure donnée en voix off par la radio et la figure de Léa Seydoux. Très diserte, la radio donne tout : les nouvelles politiques, les nouveautés industrielles, les réclames… À la manière des catalogues que feuillette la jeune épouse, ce fond sonore occupe l’espace et tapisse l’appartement flambant neuf qui se remplit, discrètement mais continuellement, d’objets. Jusqu’à faire basculer le film dans le drame nécessaire mais mal digéré. Roses à crédit devient alors très insistant sur ses intentions, jouant sur une théâtralité malvenue et des effets discutables (gros plans sur du sang, zooms brusques…) dans un style quasi pop avant l’heure (on est à la fin des années 1940, rappelons-le), hésitant entre adhésion pure aux situations et distance ironique.
Passé le plaisir de retrouver Arielle Dombasle – qui ne semble utilisée ici que comme seul transfuge rohmérien – et celui de voir à nouveau en couple Léa Seydoux et Grégoire Leprince-Ringuet (après La Belle Personne de Christophe Honoré), Roses à crédit peine considérablement à convaincre tant il est hétérogène. Gitai essaie, lance des pistes, tente des directions… et c’est louable. Mais cela finit par donner au film un manque total de cohérence. À trop rechercher la rupture et le refus d’une identification trop aisée à un genre (le drame social), Roses à crédit boit la tasse. Sous nos yeux, Amos Gitai joue beaucoup, mais on a abandonné la partie depuis longtemps.
(1) Pour ne citer que deux exemples récents, en 2010, les beaux Carlos d’Olivier Assayas et Les Mystères de Lisbonne de Raoul Ruiz, tous deux produits sur un format sériel (5h30 et 3 épisodes d’un côté et 6 d’une heure de l’autre) pour la télévision, ont bénéficié d’une sortie en salles dans des versions remaniées. Carlos s’est même vu refuser l’accès à la compétition officielle du Festival de Cannes en 2010 (là où Edgar Ramirez aurait fait un plus beau prix d’interprétation masculine que le doublet Bardem/Germano pour les contestables Biutiful et La Nostra Vita).