Rengaine

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Shakespeare en verlan. Rachid Djaïdani signe un conte aussi drôle que sombre qui laisse présager de beaux jours au cinéma indépendant français.

Sorti vainqueur de la première édition du festival du cinéma indépendant de Bordeaux avec une Lune d’or, Rengaine illustre à la perfection l’idée d’un cinéma dissident : pas de budget, neuf années de tournage, des acteurs pour la plupart amateurs, pas d’équipe technique. Ce qui ne l’empêche pas de livrer une copie à la beauté épineuse. Paris, son fatras, sa grâce vénéneuse. Dorcy, jeune noir chrétien, et Sabrina, jeune maghrébine, vivent le grand amour et décident de se marier. Seulement voilà, Sabrina a quarante frères et ce mariage plein d’insouciance vient raviver l’intouchable dans l’inconscient des deux communautés : pas de mariage entre Noirs et Arabes. Slimane, le grand frère surprotecteur de Sabrina, va tout faire pour empêcher cette union.

Roméo black, Juliette rebeu

Sorte de Roméo & Juliette cristallisant l’ostracisme social, Rengaine partage d’innombrables points communs avec la tragédie shakespearienne : les mots fusent comme des balles, s’entrechoquent frénétiquement. Cette fibre théâtrale, Rachid Djaïdani – à ses heures écrivain, comédien et même boxeur – la cultive à chaque instant, apposant un vernis de ténèbres et d’ironie aux plaisanteries les plus pétulantes. Les dealers citent des vers de Racine, les personnages déclament des tirades de Corneille (Cinna). Chaque réplique est une occasion de plus de montrer à quel point les mots les plus simples peuvent résumer les douleurs les plus sourdes et souterraines. À chaque séquence, un nouveau sketch, parfois hilarant, souvent grinçant. Un maître mot : l’exclusion, dont le réalisateur, né d’une mère soudanaise et d’un père algérien, semble marquée jusque dans les veines.

Rengaine, c’est aussi un voyage initiatique beau et violent au-delà du cinéma. Pour Djaïdani, le septième art se trouve à chaque coin de rue et le réel est le meilleur conseiller en fiction qui soit. Dans ce film de bric et de broc, où la radicalité transpire de chaque plan, rien ne semble vraiment calibré : un grain d’image un peu baveux, des raccords maladroits, des acteurs crédibles, d’autres moins. De ce mélange faussement gauche découlent des instants de pure authenticité, un assemblage improbable rejetant avec force et poésie toute forme d’académisme. Au diable le conformisme quand on peut saisir le réel dans sa forme la plus brute avec justesse et pertinence. Habile voyageur et chantre du "Guerilla filmmaking", Djaïdani aime explorer des territoires vierges ou méconnus et en révéler les zones d’ombre, les reliefs. Ruelles, gares, cafés, pied d’immeubles, de longs travellings sillonnent un Paris dépouillé de ses sempiternels attributs pour en capturer la véracité. À l’heure où Antoine de Baecque rend hommage au Paris magnifié par le cinéma américain (Paris vu par Hollywood, Hôtel de Ville), Rachid Djaïdani nous propulse dans le Paname du quotidien : banal, poussiéreux, mais tellement chaleureux.
 
 

 
 
Le cinéma est un sport de combat

À mi-parcours, Rengaine abandonne l’humour pour s’attaquer avec rage aux tabous, aux certitudes ancrées dans les coutumes mais aussi aux tourments identitaires. Point d’orgue : la séquence claustrophobe de la cave et la vertigineuse prestation de Slimane Dazi (croisé dans Un prophète, 2009), où se figent en une allégorie de génie tous les grands thèmes du film. Cette fureur n’a rien d’étonnant : Rachid Djaïdani a travaillé avec Mathieu Kassovitz à l’époque de La Haine (1995) – ça se voit. Il y a quelque chose de viscéral dans son cinéma : les corps, les visages sont filmés à quelques centimètres, étouffés voire emprisonnés par la caméra. Un regard, un doute, une crispation, rien n’échappe à l’omniprésence de l’objectif, comme pour prendre le spectateur à témoin et le projeter frontalement dans un monde qu’il connaît mal. Dès les premières secondes, la proximité avec les personnages est frappante, presque rebutante. Chaque plan est comme un uppercut qu’il serait impossible d’esquiver.

Ultime marque de rébellion durant le générique de Rengaine, l’équipe du tournage placarde les lettres du titre du film sur des panneaux d’affichage électoraux. Une façon de rappeler qu’aucun parti politique n’est jamais parvenu à éviter la stigmatisation méthodique des minorités. Une chose est sûre : pour Djaïdani, le cinéma est un sport de combat.

Titre original : Rengaine

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Durée : 75 mn


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