Providence

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Avec “Providence”, Alain Resnais convoque un onirisme hallucinatoire, celui d’un vieil écrivain épicurien taraudé par la maladie dans une comédie grinçante sur fond de dystopie.

Les vieux mêlent dans leurs rêves tous les fils connecteurs de la réalité.” David Mercer

Alain Resnais s’est toujours vu comme un “formaliste”et ses oeuvres maîtresses sont autant de “puzzles métaphysiques” dont il serait le suprême ordonnateur. Providence ne déroge pas à cette sacro-sainte règle d’airain et l’austérité compassée du réalisateur rivalise avec la faconde déboussolée de l’écrivain dont il échafaude les lubies dans l’architectonie de sa mise en scène qu’il puise dans le subconscient de l’écrivain-narrateur.

Providence ou la métaphore de la création littéraire et de la désintégration

Oeuvre en devenir infléchie par les foucades réprobatrices d’un vieil affabulateur excentrique, le film en épouse les aspérités. Resnais ouvre le champ des possibles en offrant une grille d’interprétations au spectateur. Il procède toujours d’un artifice. Ici, l’enfantement douloureux d’un roman dans les affres de la maladie qui consume à petit feu la santé du vieillard valétudinaire, Clive Langham (John Gielgud).

L’homme vit reclus et comme emmuré vivant dans sa propriété “Providence” de style victorien agencée par le décorateur Jacques Saulnier comme l’ultime thébaïde, le mausolée de l’écrivain. Fidèle collaborateur du cinéaste Vannois avec le directeur de la photographie Sacha Vierny, Saulnier avait déjà conceptualisé la maquette du damier et le dédale labyrinthique du palace-hôtel de L’année dernière à Marienbad qui objectivait la pensée hallucinatoire d’Alain Robbe-Grillet, chef de file du “nouveau roman”.

 

 

Providence, la thébaïde de l’écrivain et son mausolée

Le domaine ombragé est mangé par le lierre et l’enceinte matérialisée par une plaque murale “Providence” en lettres de relief rappelle sans ambages le légendaire “Xanadu” du magnat de la presse Randolph W.Earst (Orson Welles) de Citizen Kane et son “no trespassing”.

Clive Langham souffre d’un cancer de l’intestin qui ne lui laisse aucun répit et c’est dans les moments de rémission qu’il jette virtuellement sur le papier des notations éparses, décousues et sans réel fondement. Il est en proie à des délires verbaux d’interprétation où les souvenirs se télescopent pêle-mêle et sont déformés à travers le prisme d’une mémoire délirante renforcée par des digressions littéraires grivoises autant que sarcastiques. Ses spasmes de douleur qu’il noie dans l’alcool, les suppositoires et la morphine lui procurent des sursauts égrillards de vieux satyre. Les affections mortifiantes de la maladie et les manifestations de son cancer le clouent au lit ; débridant paradoxalement sa verve caustique. Sa narration confuse est semée d’incongruités comme ce footballeur qui fait irruption sans coup férir et inopinément dans le champ en jogging.

Divagations cauchemardesques et théâtre de l’absurde

Le scénario du dramaturge David Mercer que met en scène Alain Resnais offre un tas d’aspérités. C’est un théâtre de l’absurde où la narration chaotique de l’écrivain vieillissant est traversée de fulminations, de fulgurances et de visions macabres comme celle, cauchemardesque “au scalpel”, du thorax d’un vieillard sur une table de dissection à la morgue.

Une vague de lycantropie fait que la ville fictive du film est en état de siège permanent. Des patrouilles armées traquent irrémédiablement les vieillards qui se métamorphosent en loups-garous. L’écrivain métaphorise sa propre mort. Il entremêle ses fantasmes de mort avec celle, bien réelle de Molly, sa femme en une projection oedipienne entre Claude (Dirk Bogarde), et la maîtresse de celui-ci.

Tel un démiurge omnipotent, l’écrivain perturbé expérimente des situations scabreuses qu’il fait endosser aux membres de sa famille à contre-emploi. “Je suis une loque physiologique” éructe-t-il dans un moment de détresse aussitôt contrecarré par l’alacrité de ses ruminations intellectuelles. Son imagination sans frein échafaude des fantasmes surréalistes que sa morale réprouve dans un perpétuel ressassement. Le vieillard agite ses vieux démons, ses vieux fantômes pour s’apaiser et se régénérer, se réconcilier avec la vie dans ce qu’elle suppose de stoïcisme et de renoncement.

 

 

In vino veritas

L’homme est lui-même porté sur le chablis qu’il savoure avec des claquements de bouche de délectation ponctués par les paroles égrillardes qu’il profère à tout va pour mieux exorciser son passé de bambocheur et ses penchants libidineux exécrables. Son appréhension des personnes de son proche entourage s’interpole dans l’élaboration poussive de son dernier roman. Et c’est un cauchemar claustrophobique que vit de l’intérieur ce vieil homme déphasé. Sa litanie est distordue par les effets cumulés de la maladie tapie en lui et ceux, euphorisants, conjugués de la morphine et de l’alcool. La vérité est sans cesse détrompée par l’image dans la confusion des souvenirs fugaces de vie de l’écrivain grabataire à travers le prisme déformant de son alcoolisme invétéré. Les protagonistes du film boivent un chablis bien frappé tout au long marquant par là leur appartenance sociale. Jusqu’aux retrouvailles familiales de la fin où le patriarche ayant libéré ses commensaux fait une entorse à la règle et descend goulûment un vin rouge comme pour sceller les vieilles rancoeurs et laisser libre cours à l’acceptation tranquille des différences fondamentales entre membres d’une même famille.

Le vin blanc aigrit la bile tandis que le vin rouge,plus capiteux, l’apaise.

Le rêve éveillé estompe le cauchemar halluciné

Les personnages supposés fictifs qui n’étaient que les créations de son imagination fertile prennent corps dans l’ordre immuable de l’existence présente. Les chiens s’ébattent dans le parc de verdure attenant à la villa et les meurtrissures mesquines de l’esprit n’ont plus prise; laissant une place définitive à la sérénité de l’instant présent. Le rêve éveillé estompe le cauchemar halluciné. La caméra exécute un lent panoramique descriptif sur elle-même à 360 degrés et vient circonvenir la liesse familiale de la “partie de campagne”, de la réunion de famille “idyllique” qu’elle a invoqué juste avant comme pour donner un tour d’écrou définitif à la narration fictive du vieux patricien amoral aux saillies shakespeariennes qui a pris des privautés avec la réalité pour fantasmer un dernier roman se ressourçant dans les profondeurs freudiennes.

La nature est réconciliatrice. Le cauchemar macabre se clôt sur ce soleil de midi qui flamboie sur le parc de Providence et sur son éphémère partie de campagne.

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