« Je t’aime tant que je n’ai plus d’autres pensées que toi. Je ne sais plus que devenir depuis ton départ ; je suis comme une âme en peine ; je te cherche machinalement ; je crois entendre à tout moment ta voix, tes pas : Je t’aime à la folie. » Françoise Éléonore de Sabran
Dans Noura rêve, long métrage de fiction de la réalisatrice Hinde Boujemaa, nous avons affaire à la fois à la fin d’une histoire et au commencement d’une nouvelle. Ici, point de tirade mélodramatique sur le sens de l’amour éternel, ni de course poursuite en taxi pour rattraper in extremis la femme de sa vie dans un aéroport, mais un portrait brut de ce que nous sommes capables de faire quand nous aimons. Le meilleur comme le pire. Noura a trois enfants et elle peine à joindre les deux bouts avec un mari qui effectue des séjours en prison à répétition. Elle est une de ces femmes que l’on aime qualifier de « mères courages » tant elle se débat pour garder la tête hors de l’eau. Mais Noura est aussi une femme qui éprouve pour Lassad, son amant, un désir sans borne. Une femme qui veut séduire et ne vivre que d’amour comme le laisse deviner les premiers mots du film : « Je t’aime ».
Le film est un affrontement, la rencontre permanente d’oppositions, à travers cette famille qui déménage a de nombreuses reprises tandis que le mari est enfermé en prison. Noura ne peut abandonner son rôle de mère alors que ses désirs de femme la poussent vers un amant qui voudrait la voir tout quitter pour fuir avec lui. Jamel est un père à la fois plein d’amour envers ses enfants mais capable d’une violence à la maison que l’on devine quotidienne. On retrouve ces oppositions jusque dans la manière de filmer les personnages : le trio principal et les enfants du couple sont quasiment les uniques protagonistes, enfermés dans le cadre alors que l’on voit à peine les interlocuteurs de ces derniers, dont la plupart restent hors du cadre, n’existant que part leur voix en hors champ.
Une révolution pleine d’illusions
Tourné en Tunisie, dans le quartier populaire de Djebel Jelloud au sud de Tunis, le long métrage traite aussi des conséquences d’une loi du pays considérée par beaucoup comme rétrograde. En effet, dans le cas où un conjoint ou une conjointe porte plainte contre son mari ou sa femme pour tromperie et que cette dernière est avérée, alors les amants encourent jusqu’à cinq ans de prison et cinq cent dinars d’amende. Si peu de femmes y ont recours, les hommes en revanche n’hésitent pas. La pression sociale rencontrée par ces dernières est montrée avec intelligence. Sans en faire un porte étendard féministe car, comme elle le dit elle-même, elle ne veut pas faire de film politique, Hinde Boujemaa glisse avec parcimonie des éléments qui nous ramènent à la condition des femmes dans le pays et à ce jugement qui pèse en permanence sur elles. On peut notamment noter la réaction de l’intervenante de l’association qui intervient dès la scène d’ouverture, lui déconseillant à demi-mots de continuer sa procédure de divorce. Ou avec les regards réprobateurs que semble recevoir en permanence Noura grâce à une interprétation habitée de Hend Sabri. Dans un pays qui a vécu la révolution et cru en une libération totale, Noura rêve nous rappelle aussi le contre coup brutal de ce vent d’espoir sur les femmes.
Huis clos sous le ciel ouvert de Tunis
On ne peut parler de ce film sans mentionner son côté anxiogène. La réalisation place le spectateur comme un voyeur, le mettant malgré lui à la place de celui qui voit sans être vu. Tout est dans l’excès. Soit on suit le trio principal filmé de loin, jamais vraiment au premier plan, surtout lors de leurs déplacements, avec des scènes durant lesquelles ils sont toujours pris en tenailles par les bâtiments ou les personnes qu’ils essaient d’éviter. Soit, quand ils sont dans des scènes intérieures comme au sein de la maison du couple, ils sont cadrés de plein pied, voire en plan resseré sur la poitrine, nous forçant ainsi à entrer dans leur espace vital. Noura, autour de qui tourne l’histoire, nous fait assister à son désir, à ses mensonges et à sa peur ; on pourrait à chaque regard de l’actrice se faire absorber dans la tempête sombre qui tourmente ses yeux. Tourmente que Jamel, le mari de Noura, connaît bien. Une grande partie de l’anxiété du film lui ait du, car avec lui se déroule une véritable course contre la montre : va-t-il comprendre que sa femme le trompe durant les cinq jours qui restent avant la prononciation du divorce ? Quand ? Qu’arrivera-t-il quand il le découvrira? Lofti Abdelli joue un personnage que l’on sent torturé par ses propres démons. Oscillant perpétuellement entre une colère incontrôlable et une douceur sans fin jusqu’à nous mener à l’éclatement final.
Le coeur à ses raisons que la raison ne connaît point
La grande force de Hinde Boujemaa est de montrer dans son film des personnages d’une humanité folle. Leurs mensonges, leur inconstance et leurs réactions parfois démesurées voir insensées nous ancrent dans une réalité que l’on a parfois tendance à oublier tant on croule sous l’archétype de ce qu’aimer doit être. Alors que l’amour est un de ces sentiments qui ne connaît aucune limite autant par son aspect que dans ses conséquences. À une époque où les débats sur l’égalité se multiplient. Où la moindre parole prononcée ou postée à la va vite via les réseaux sociaux est tout de suite passée au crible pour décider si cela est acceptable ou non. À ce moment de notre histoire qui accueille les révolutions de peuples à bout se heurtant tantôt à une classe politique noyée dans le mensonge, tantôt aux limites de leur propre tolérance ; la réalisatrice arrive avec un film qui a tout pour effrayer : un film honnête.
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