Rares sont les films à jeter autant que No country for old men le critique dans une nébuleuse cérébrale sans fin. Il en est, semble-t-il, de No country for old men comme de ces œuvres impérissables, véritables aspérités de l’histoire du cinéma, riches d’un nombre infini de relectures et d’interprétations.
S’aventurant dans des territoires cinématographiques nouveaux –ceux du thriller américain ultra-violent, les frères Coen ont mûri leur cinéma, et investissent désormais un genre non plus pour en bouleverser les codes, mais afin plutôt d’y exercer leur regard propre, leur talent dévastateur. Il y a eu une époque où les frères Coen se riaient des figures de tueurs psychopathes (Barton Fink, en 1991, et le voisin de chambre d’hôtel corpulent ; Fargo, 1996, et son massacreur imbécile). Aujourd’hui, en adaptant un des chefs d’œuvre du maître du roman américain, Cormac McCarthy, ils en font un puissant générateur de terreur.
À la frontière entre le Mexique et le Texas, Lwewelyn Moss découvre, au hasard d’une promenade dans le désert brûlé par un soleil aveuglant, des véhicules cernés de cadavres, ainsi qu’une mythologique mallette alourdie par deux millions de dollars. Les deux frères s’emparent alors de l’effet-domino propre au thriller, et embarquent le récit dans une réaction en chaîne d’une violence inouïe. Aussitôt traqué par un psychopathe, Chigurh, à la folie aussi démesurée que criminelle – Javier Bardem, incarné, glaçant – et par le shérif Bell – Tommy Lee Jones, évidemment bourré d’honnêteté, d’intégrité et de valeurs, ce qui devient lassant – Moss se fait plus muet encore, à mesure que la violence qui entoure cette course-poursuite grandit.
Les faits parlent d’eux-mêmes, pourrait dire un flic du FBI – ce qui ne semble en revanche pas être le mot d’ordre du shérif, qui philosophe derrière son ventilateur, jusqu’à se faire prophète de comptoir. Moss devient bientôt le chasseur débarqué au beau milieu de la savane, luttant contre un prédateur cannibale, un lion affamé rendu fou par l’odeur du sang. La caméra Coen elle aussi devient animale : elle guette, traque, frémit. L’ombre des pieds du tueur sous la porte, celle de son visage dans un sublime plan d’une serrure arrachée, celle de son corps tout entier sous une voiture, la lumière paralysante de verticalité : No country for old men réinvente le cinéma « sensuel », celui qui met en alerte vue et audition, se jouant d’elles, les faisant participer à un vaste ouragan de terreur. L’image est saturée de champs, de cadres, de lumières. La bande sonore, quant à elle, est déchirée d’explosions sonores violentes qui ponctuent les longs silences. Car, alors qu’un Jacques Tati, par exemple, faisait de ces deux sens, illusionnés, un instrument du rire, les frères Coen en font, par une sollicitation poussée à l’extrême, l’arme idéale de la terreur.
Comme les immenses plaines texanes, le récit devient inhospitalier, dépouillé et hanté par les yeux révulsés de Chigurh, par sa présence, et la mort qui s’en suit. La renaissance des frères Coen se fait ainsi dans la douleur, par un défi de mise en scène : celle de l’ultra-violence. L’épure et le minimalisme ont été préférés dans le récit de l’infinie hémorragie Texane. Ils sont les yeux de la traque, ils se contentent, comme elle, de suivre l’action, au sens littéral comme au sens figuré : guetter, dans le silence, les bêtes fauves qui se pourchassent à travers la plaine ; et leur succéder comme l’écho, après avoir retrouvé leur trace, souvent trop tard. Ombres, empreintes, lait : les traces laissées par Chigurh et Moss sont autant de signes différés qui complètent l’action passée, ou celle à venir.
Interroger la perception dans ce qu’elle a de flou et d’illisible, voilà donc ce qui rafraîchit enfin la filmographie des frères Coen, lui donnant ce coup de fouet tant espéré.