Pour autant, une fois Daru et Mohamed, les deux protagonistes, livrés à eux-mêmes dans le désert, le film prend son envol, en douceur. Avec les premières pierres dévalant le long d’un ravin se profile une tension pleine d’aridité, trouvant sa forme la plus achevée lors des brusques interventions successives du vent et de la pluie, où image et son semblent littéralement ployer sous la puissance des éléments. Jamais le film n’est aussi réussi que dans ses moments dépouillés où deux silhouettes avancent à l’aveugle, murées dans le silence, luttant pour ne pas disparaître dans un brouillard ou une tempête de sable. Tel est le credo d’un film économe en action, qui ne cède jamais aux effets, et sait donner un réel poids à la valeur d’une vie humaine : dans Loin des hommes, chaque balle tirée est un déchirement. Ce sens de l’épure, cette aridité du style auraient gagné à être poussés encore davantage, notamment dans la gestion de dialogues qui ont tendance à vouloir trop expliquer alors qu’une préservation du mystère eut été bienvenue (le passé du personnage de Mortensen, amené à être dévoilé dans la seconde partie).
La mise en scène, bien que trop souvent en retrait, témoigne parfois d’une belle intelligence. On retiendra cet instant, aussi subtil que fugitif, où Daru prend la décision de convoyer Mohamed en ville. Avant de quitter sa maison, il jette un bref regard vers le mur au fond de la pièce, laissé dans le flou, mais sur lequel on peut déceler la forme d’un cadre renfermant la photographie d’une figure féminine. Il n’en faut pas plus au cinéaste pour évoquer un hypothétique passé, sans tomber dans le sursignifiant. Si Oelhoffen était peintre, il aurait vraisemblablement été un adepte de la ligne claire. Son film témoigne en effet d’une belle lisibilité dans sa cartographie des espaces et des enjeux. Pour les deux protagonistes, il s’agit, sur le papier, de suivre une voie toute tracée qui mène à un village à travers le désert. Or, dès le début du périple, une sortie de piste s’impose, afin d’échapper à de probables antagonistes. Dès lors, le film annonce son programme : il s’agira de prendre les chemins de traverse, de se rendre invisible, au sein d’un environnement fondamentalement hostile (par nature autant que par les rencontres que l’on est susceptible d’y faire) et dangereusement transparent (il est peu aisé de s’y dissimuler, et les cachettes y sont d’autant plus remarquables qu’elles sont rares).
Loin des hommes, est une histoire de routes que l’on emprunte, de lieux que l’on laisse derrière soi. Les trajectoires personnelles n’y sont pas celle d’une simple parenthèse prétexte à renouer avec des souvenirs douloureux (Daru) ou d’une voie apparemment sans issue (Mohamed pris entre deux justices – française et algérienne – qui le voue à une même sentence mortelle), mais bien d’un cheminement mental amené à s’opérer au fil de la trajectoire physique. Le film est avant tout le parcours d’un marginal qui, face à la flambée des événements, ne peut plus ne pas prendre parti. À ce titre, on saura gré à David Oelhoffen de ne pas hésiter à présenter l’armée française sous des aspects peu reluisants, sans pour autant tomber dans le manichéisme. Mais si Loin des hommes est peut-être avant tout un film sur l’engagement, ce n’est pas seulement par son contexte historique – la guerre d’Algérie ne reste in fine qu’une toile de fond -, mais bien par l’élargissement de cette thématique à une dimension fondamentalement humaniste. En témoignent les trajectoires respectives des deux personnages principaux, qui s’accomplissent dans un glissement de perspective tout à fait juste et émouvant : pour l’un, il s’agira de s’engager dans la vie d’un autre alors qu’il ne pensait qu’à la sienne ; pour l’autre, de s’engager dans sa propre vie alors qu’il ne souhaitait qu’y mettre un terme. L’expression usuelle a beau être éculé, on appelle ça une belle leçon de vie.