L’Inspecteur Harry

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Pourquoi Dirty Harry n’est pas le héros fasciste qu’on croit.

À sa sortie, en 1971, L’Inspecteur Harry, premier volet d’une saga cinématographique vouée à un bel avenir, déclenche l’ire de la critique de cinéma du New Yorker, Pauline Kael, qui voit en lui l’accomplissement du « potentiel fasciste » des films d’action. Depuis, l’accusation de fascisme envers l’œuvre et son personnage de Harry Callahan, interprété par un Clint Eastwood au sommet de sa gloire, pèse encore lourdement sur le film de Don Siegel.

Près de cinquante ans après sa sortie, à présent que la polémique a perdu de sa superbe, tâchons de démêler les faits de l’accusation.

Entre héros désabusé…

De L’Inspecteur Harry, on retient surtout l’interprétation d’Eastwood, et de celle-ci, les réparties cinglantes et les répliques cultes de Callahan. Certes, elles sont d’une efficacité redoutable et ont durablement marqué l’imaginaire du film d’action états-unien ; en témoignent leurs multiples reprises, hommages et parodies jusqu’à nos jours. Mais ne conserver de Callahan que cette image désinvolte, proche d’un John MacLane par exemple, serait grandement réduire l’intérêt du personnage. Après tout, on n’appelle pas celui-ci « Dirty Harry » (le titre original) pour rien. Non pas, comme le tance un de ses collègues au début du film, pour son racisme supposé, mais bien, comme il l’avoue lui-même à son nouveau partenaire (Reni Santoni), parce qu’on lui « confie tous les boulots de merde ».

À la différence des héros d’actioners qui le suivront dans les années 80, Dirty Harry est un personnage complètement désabusé, qui ne croit plus en son métier ou en la justice. Contrairement aux saillies de John MacLane (Die Hard) ou Martin Riggs (L’Arme fatale), les répliques de Callahan trahissent son impuissance plus qu’elles n’expriment son pouvoir normatif. Le ton acerbe du flic marque le regret d’un ordre social à présent disparu, certainement fantasmé, et non la défense – sinon la construction – d’un nouvel ordre patriarcal, à l’inverse de MacLane dont les aventures conjugales forment l’arrière-plan de la saga Die Hard. Seul, célibataire, sans attaches autres que la police, Callahan n’offre aucun contre-modèle à la frénésie post-hippie des années 70. En lui survit un passé qui refuse de mourir.

 

 

… et ange exterminateur

Par ailleurs, malgré son nom, L’Inspecteur Harry est loin de se réduire à la seule interprétation d’Eastwood, aussi magistrale soit-elle. Dans l’économie générale de l’œuvre, Dirty Harry fonctionne plutôt comme une grille de lecture subjective, une porte d’entrée dans un monde en perte de repères, dont la mise en scène de Don Siegel accentue le désarroi moral. Il faut ici saluer la photographie de Bruce Surtees ; ses plans aux couleurs saturées de San Francisco la nuit, envahie par la prostitution, les braquages et les clubs de strip-tease matérialisent à merveille la déprime de Callahan.

Dans cette Sodome moderne, nul rédempteur n’est là pour rétablir les torts et séparer le bon grain de l’ivraie. Et Callahan n’incarnera certainement pas ce rôle trop facile. Une scène à la mise en scène parfaitement ironique accentue l’impuissance du héros – impuissance qu’il faut prendre au double sens du terme, puisqu’on le voit quelques minutes plus tôt observer sans rien faire les ébats d’un couple échangiste. Lors de sa première confrontation avec le redoutable Scorpion (Andrew Robinson), Callahan, pour mieux le surprendre, s’abrite au pied d’une gigantesque croix lumineuse, proclamant, en lettres de néons kitsch à souhait : « Jesus saves ». Or, il n’y a non seulement nul Jésus salvateur dans les parages, mais en outre le seul homme qui aurait pu sauver quelqu’un, à savoir Callahan, manque sa cible. Plus qu’un ange rédempteur, venu rendre justice sur la Terre, Eastwood incarne là davantage un ange exterminateur, détruisant le Mal absolu – et, sur ce point, Kael a raison de souligner le caractère archétypal de Scorpion, si pervers qu’il ne suscite pas la moindre admiration – mais ne laissant derrière lui rien d’autre qu’un champ de ruines. Devant l’inutilité même de sa profession, il ne lui reste plus qu’à reproduire, tel un vieux cowboy sans espoir, le geste qui clôturait déjà Le train sifflera trois fois.

 

 

La matière dont sont faits les désirs

Que retenir donc de L’Inspecteur Harry ? Indéniablement, et comme le dit très clairement Pauline Kael, nous nous trouvons devant une « fiction de droite autour d’une police de San Francisco impuissante (émasculée par des libéraux déconnectés du réel) [qui fait] l’apologie des pouvoirs policiers para-légaux et de la justice des vigilantes ». Le spectre des révolutionnaires hippies hante le film – jusqu’au très opportuniste Scorpion, qui arbore par défi le symbole Peace and Love – et nourrit son conservatisme. Mais parler de « potentiel fasciste », c’est franchir un pas très discutable, puisque, comme on l’a vu, Callahan ne propose aucun contre-modèle sociétal au désordre hippie. Or, tous les régimes fascistes – de Mussolini à Hitler en passant par Franco – ont su proposer un nouvel ordre social et politique, centré sur un État fort et un meneur charismatique, quand Callahan ne fait que contempler, impotent, les valeurs conservatrices qu’il chérissait.

Replacer L’Inspecteur Harry dans la filmographie de Don Siegel permet d’en mieux comprendre certains enjeux. La même année sortait Les Proies, film historique sur la guerre de Sécession, avec là encore Clint Eastwood en tête d’affiche. En dépit d’un scénario sensiblement différent et d’une autre époque dépeinte, les deux œuvres partagent une thématique et une esthétique communes : l’expression du désir. Sur ce point, Les Proies et L’Inspecteur Harry forment un chiasme : quand le premier film évoquait l’impossible expression du désir féminin, reconduit sous la forme de fantasmes baroques, le second constate que le désir, et particulièrement le désir sexuel, imprègne chaque pan de l’activité humaine, à tel point qu’il est désormais vain de vouloir le réfréner comme le souhaiterait Dirty Harry. Qu’importe que Siegel ait ou non approuvé la morale conservatrice, sinon réactionnaire, de son personnage ; car pour lui, c’était la matière même du désir – effréné, irrésistible, pulsionnel – qui captivait son œil de cinéaste.

Titre original : Dirty Harry

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Durée : 102 mn


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