Après le plus que convaincant galop d’essai Un Frisson dans la nuit (1971), Clint Eastwood signait son premier chef d’œuvre avec ce pur diamant noir que constitue L’Homme des Hautes Plaines. Tout au long de sa carrière, Eastwood aura revendiqué comme influence principale celle de ses mentors Sergio Leone et Don Siegel. Cela n’aura jamais été plus frappant que dans ce High Plains Drifter qui s’avère même une sorte de fusion parfaite entre le western américain et spaghetti, les deux s’oubliant par la patte toute personnelle qu’apporte Eastwood. Tout le background évoque d’autres classiques du western US par les thématiques abordées : étranger mystérieux et virtuose de la gâchette déboulant en ville pour rétablir la justice (L’homme des vallées perdues/ Shane (1953) de George Stevens), notables de la ville lâches laissant le shérif livré à lui-même face au danger (Le Train sifflera trois (1952) de Fred Zinnemann) et enfin pistolero dont les employeurs se retournent contre lui (L’Homme aux colts d’or (1959) d’Edward Dmytryk).
Eastwood inclut dans ce contexte un pur personnage de western spaghetti avec cet Etranger jamais nommé et rappelant bien sûr l’Homme sans Nom de la trilogie des dollars de Leone, un Shane perverti qui va rendre la justice à sa manière toute personnelle dans un cadre-là aussi au carrefour des deux genres (ville poussiéreuse, visages patibulaires et mal rasés lorgnant du côté transalpin tandis que le ton toujours particulier des westerns situés au bord de l’eau rappellera La Vengeance aux deux visages (1960) de Marlon Brando). Les dix premières minutes donnent le ton. L’Etranger (Clint Eastwood) surgit littéralement de l’horizon sur la musique lancinante de Dee Barton, débarque en ville où il est provoqué par trois cow-boys en quête de sensation qu’il abat sans mal avant d’abuser d’une jeune femme plus ou moins avec son consentement. Même pour l’Ouest sauvage, une telle brutalité choque mais ne vaudra guère de remontrance à notre homme, au contraire recruté par les notables pour stopper trois malfrats fraîchement sortis de prison et ayant juré la destruction de la communauté. Cette absence de réaction n’est pas étonnante car nos pontes ont bien pire à se reprocher : le lynchage du Marshall Jim Duncan fouetté jusqu’à la mort par les trois malfrats avec leur consentement pour d’obscures raisons financières.
Ce passé douteux nous apparait à travers une scène de rêve de l’Etranger qui semble pourtant extérieur à l’affaire. Il va pourtant s’avérer un ange de la vengeance sournois, profitant de ses prérogatives pour tourmenter la communauté et monter les notables les uns contre les autres. Les humiliations sont diverses et variées, entre mise à sac des commerces, intimidations et rabaissement des plus haut placés avec l’étoile de shérif et le poste de maire attribués à un nain. L’Etranger semble ainsi punir les plus corrompus par où ils ont péché à savoir leur cupidité et leur lâcheté, aucun n’osant se rebeller si ce n’est de façon sournoise qui sera sévèrement punie. Clint Eastwood impose une présence à la fois terrienne (ses fameux instincts charnels brutaux) et spectrale, incarnant un personnage charismatique et omniscient dont l’attrait s’exerce par ses aptitudes surhumaines et un humour noir très particulier. Un regard glacial ou une réplique lapidaire marmonnée entre ses dents suffisent à glacer l’interlocuteur, la lâcheté masculine se disputant à la duplicité féminine pour une même punition impitoyable. La mainmise du personnage imprègne peu à peu l’esthétique du film, de plus en plus ténébreuse et hallucinée où cette ville de Lago devient littéralement une antichambre de l’enfer à ciel ouvert lorsqu’il en repeindra les bâtiments en rouge et la rebaptisera Hell. L’Etranger est bien une réminiscence de Shane, mais plutôt que de réparer une injustice manifeste, il est là pour en révéler une cachée à travers ce meurtre impuni pour maintenir la richesse des nantis. Eastwood lorgnera souvent vers le fantastique sans jamais complètement y céder durant sa carrière et ne s’en rapprochera jamais autant qu’avec L’Homme des Hautes Plaines.
Qui est l’étranger ? L’ancienne victime revenue d’entre les morts pour se venger ? Un membre de sa famille ou un ami au courant du drame ? Le doute demeure même si tout tend vers une explication surnaturelle. Le seul moment où le personnage se crispera sera en début de film où un cocher fait claquer son fouet, comme pour lui rappeler un douloureux souvenir. Le fameux flashback sur le lynchage lui est associé sans réelle explication et le final cauchemardesque le voit punir les trois tueurs par ce même fouet par lequel ils ont commis l’horreur. L’allure fantomatique déjà décelable en plein jour se décuple la nuit venue où il semble véritablement ne faire qu’un avec les ténèbres par lesquels il surgit et disparait à sa guise dans un murmure. Eastwood multiplie les plongées accentuant son allure inquiétante, les cadrages aux visions infernales où sa silhouette se dessine dans un arrière-plan enflammé. Ayant ainsi abattu son courroux et exécuté sa sentence, le personnage peut disparaître, se volatiliser dans l’horizon mais non sans avoir délivré une ultime réplique ambigüe maintenant le doute quant à son identité (une ambiguïté longtemps dénaturée par la VF donnant une explication rationnelle à cette réplique finale en fait contenue dans le scénario initial mais enlevée par Eastwood pour une fin plus ouverte).
Après ce classique, Eastwood ne voudra plus entendre parler d’Homme sans nom et donnera des racines et une histoire au héros de Josey-Wales hors-la-loi (1976) avant une redite plus terne dans Pale Rider (1985). Impitoyable (1992) constituera donc une œuvre somme où vengeance, personnage fantôme et poids du passé se mêlent harmonieusement.