Le cinéma de Dino Risi projette une vision foncièrement pessimiste et au vitriol de la société italienne de son temps. Le psychiatre qu’il fut porta un regard clinique sur ses dysfonctionnements comme s’il consignait un rapport d’autopsie de médecin-légiste sans poser de diagnostic préalable.
Deux Italies viscéralement antithétiques
Risi oppose deux Italie viscéralement antithétiques : l’Italie septentrionale dont il est issu de par ses origines milanaises et l’Italie méridionale dans leurs grandes disparités affichées. Il dresse une cartographie “humaine trop humaine” entre ce nord bourgeois engoncé dans ses préjugés et ce sud populaire hâbleur et un brin populiste de l’Italie profonde.
Au sortir d’un néo-réalisme tiers-mondiste, il va autopsier sans concessions cette Italie du boom expansionniste économique, de l’urbanisation galopante et de la ruralité déclinante ; en accusant les contrastes.
Quelques jalons incontournables d’une filmographie bien remplie
Son chef d’œuvre, Le fanfaron relate, sur les chapeaux de roue et au gré d’ un road-movie déjanté, la virée tragi-comique de deux hommes que tout oppose dans le sud de la péninsule transalpine. Parfum de femme, sorti quelque dix années plus tard ne déroge pas à cette veine caustique cette fois à partir d’un “train movie” sur l’axe Turin-Naples. C’est surtout dans le trait d’ironie mordant de la comédie à sketches qu’il va se distinguer avec Les monstres et L’homme aux cent visages selon un succès populaire jamais démenti.
Une vie difficile est un jalon déterminant dans sa filmographie qui ausculte le parcours de vie d’un ancien résistant communiste refusant les compromissions d’une société italienne permissive au nom de ses convictions profondes.
Dans l’homme à la ferrari, Dino Risi épingle une bourgeoisie parvenue appréhendée comme une classe sociale boursouflée.
L’homme à la ferrari est d’abord et avant tout une petite coproduction italo-américaine à faible budget qui, il faut bien le dire, n’a pas la même aura corrosive que les oeuvres précédentes qui ont forgé la réputation de satiriste de Risi.
On serait plus proche ici d’une comédie légère, un rien poussive, singeant les recettes éprouvées de la comédie de moeurs qui fait alors florès dans le cinéma hollywoodien. Au générique apparaissent Eléanor Parker et une starlette, Ann-Margret, pour cautionner la présence américaine au sein de la production tandis que Vittorio Gassman s’échine, tant et plus par son cabotinage, à rendre crédibles les frasques et les mimiques gesticulantes d’un quarantenaire frappé du démon de midi.
Risi épingle au passage une bourgeoise parvenue, blasée par l’ennui,faisant un étalage effréné de sa stupidité. Par ses élucubrations, elle ne fait que démontrer la vanité d’une classe sociale boursouflée. L’époque au consumérisme triomphant dénote d’un conformisme intégral où le statut social est entrevu comme la seule norme de dépassement.
Les réfrigérateurs se vendent par millions dans l’entreprise de l’ingénieur Vincenzini (Gassman), plus velléitaire que autoritaire, mais l’argumentaire commercial ne doit pas surtout pas faire mention qu’il n’y a rien dedans qui remettrait en cause leur fonctionnalité.
Le passé d’ancien combattant fasciste de Vincenzini refait surface au détour de ses retrouvailles fortuites et gênantes avecTazio (Giuliano Giulliani) ruiné par une gourgandine pour laquelle il aura sacrifié femme, enfants et position sociale. Tazio finira grouillot de service dans l’entreprise prospère de son ancien compagnon d’armes.
“Snobisme de mise” et “amour libre” érigés en modèles anticonformistes de société
Les déhanchements sur les rythmes déferlants du rock en vogue ajoutent à l’artificialité ambiante d’une jeunesse gâtée, revenue de tout et frontalement en opposition parentale. La jeunesse apparaît comme une entité faussement contestataire, en mal de repères, et qui érige l’amour libre en modèle anticonformiste. Le snobisme est la règle dans ce milieu dit distingué qui admire et imite sans réel discernement les goûts à la mode et en usage. Gassman s’y plie à grand renfort de contorsions qui activent -qui voudra le croire-son arthrose supposée à 45 ans!
On serait enclin à paraphraser le mot de Paul Valéry ,“le vrai snob est celui qui craint d’avouer qu’il s’ennuie
quand il s’ennuie; et qu’il s’amuse quand il s’amuse” pour résumer la satire d’un milieu.
Vittorio Gassman en suborneur impénitent cabotine tant et plus…
Vincenzini devient un suborneur de circonstance rendu impénitent par l’emprise de la “tentation de Saint Antoine” sans être un saint pour autant. Le Diable revêt la forme des visions de voluptés terrestres qui seront des fragrances dans Parfum de femme. Perdant tout sens commun, Gassman finira, après moult extravagances sentimentales , à
rentrer dans les rangs laissant la lolita acide et enjôleuse sur un quai de gare pour retrouver une probité matrimoniale et familiale de façade toute relative.
La romance adultère s’enlise dans les clichés et les faux-semblants mais on retiendra néanmoins quelques fulgurances scénaristiques du duo Age et Scarpelli.
Au nom du peuple italien (1971): un pamphlet lucide et désenchanté qui annonce les années Berlusconi
La décade suivante des années 70 est fortement politisée et judiciarisée. On pense notamment aux brigades rouges qui ouvrent une ère de suspicion. généralisée. Cette période troublée de déstabilisation précède l’opération “mains propres” du début des années 90 qui promettait un peu trop complaisamment d’extirper la corruption en Italie en
s’attaquant aux entrepreneurs et politiciens véreux regroupés en cartels mafieux. Les films de Dino Risi de cette décennie ne désignent pour autant pas une cible populiste à la vindicte populaire comme dans les enquêtes policières d’Elio Petri ou celles de Francesco Rosi.
Des industriels véreux jusqu’à l’os se taillent une part du mirage économique italien qui euphorise l’Italie
L’inventeur des Monstres dénonce l’arrivisme forcené qui gangrène la société italienne. Prêts à toutes les compromissions pour se tailler une part du mirage économique qui euphorise l’Italie d’après-guerre, ses industriels sont véreux jusqu’à l’os et Risi en donne à voir une caricature d’eux-mêmes. Il se refuse à tout sentimentalisme. “Je déteste le moralisme et préfèrerai toujours être cruel plutôt que de montrer la bonne parole ou la bonne attitude” Cet amoralisme de Risi sonne comme une profession de foi pour un autodidacte qui ne se réclame d’aucune coterie intellectuelle.
Au nom du peuple italien raconte sans concessions et surtout sans préjugés l’instruction obstinée d’un
obscur procureur, le juge Bonifaci (Ugo Tognazzi) pour faire inculper du meurtre crapoteux d’une call-girl, un entrepreneur affairiste et corrompu, Senteciano (Vittorio Gassman).
Le magistrat étriqué et compassé aux convictions de gauche accumule un faisceau de preuves concordantes qui semblent inférer la culpabilité de l’industriel. Tout comme Risi, il est un homme du nord, au sang froid et à l’émotion contenue qui contemple avec mépris comme un entomologiste cette caste dominante italienne responsable à ses yeux de fonctionnaire aigri d’avoir contribué à créer de toutes pièces un pays monstrueusement immoral dans lequel les puissants mal agissent éhontément pour amasser leurs profits aux dépens des citoyens lambda. Risi brosse le portrait cynique d’une société gangrénée de haut en bas, du nord au sud par la corruption et où la frontière entre bons et méchants est perméable comme une passoire.
Le juge et l’assassin (présumé)
Senteciano est, quant à lui, un entrepreneur aux penchants droitiers , suffisant et surtout intéressé par sa position sociale. Autocentré, il n’est en aucun cas concerné par les valeurs morales et, pour l’exemple, le juge Bonifaci détruira la preuve à décharge de sa non-culpabilité.
Dino Risi décoche une ironie cinglante à partir de scènes mémorables qu’on pourrait à juste titre croire sorties en droite ligne des Monstres ou des nouveaux Monstres. Au cours d’un interrogatoire, Gassman arbore grotesquement la livrée d’un centurion romain qu’il portait lors de la mascarade arrosée qu’il a dû interrompre auparavant. Ses tentatives pitoyables à vouloir se forger un alibi le conduisent à interner son père dans un sanatorium. Aussi, la chute d’une structure du tribunal où officie Tognazzi à la suite d’une rixe verbale avec un collègue jette le discrédit sur l’institution judiciaire en son entier.
Le final fellinien est surréaliste. Le juge Bonifaci déambule dans la rue et dans le tohu-bohu des Tifosi
exubérants qui clament la victoire de leur équipe de football. Le zèle peu judicieux du juge et son obsession de vouloir désigner un coupable à tout prix lui fait voir le visage de Gassman dans chaque tifoso braillard. “L’un dans l’autre et si j’étais sommé de choisir, il est probable que j’opterais pour la position intenable et ouvertement corrompue du businessman de préférence à celle hypocritement ambiguë du juge.” (Dino Risi)
Le rire jaune s’étrangle dans une folie jouissive extatique communicative. Le centre-gauche italien a toujours pensé être moralement supérieur à la droite en opposition avec son étroitesse d’esprit orientée vers le seul appât du gain hypocrite et hédoniste mais Risi remet les pendules à l’heure en attribuant plus largement le mal à “l’italianité” et son esprit partisan.
Distribution en salles de L’homme à la ferrari, Au nom du peuple italien et Parfum de femme par “Les Acacias”